vendredi 27 septembre 2013

Retour en Belgique. I - Bruxelles


Cela devait faire deux ou trois ans que je n'y étais pas retourné. Avec notre carte décalco de Malabar, nous nous sommes évidemment perdus, D. et moi, dans les faubourgs de la ville, l'occasion de constater à nouveau l'enchevêtrement toujours un peu étrange de cossu et de populo, qui semblent distribués aléatoirement. Notre hôtel était boulevard Adolphe Max, un quartier tout entier repensé par Anspach dans la seconde moitié du XIXe siècle. Des travaux alors gigantesques pour faire entrer la capitale dans une certaine idée de la modernité, mais surtout pour voûter la Senne, sur les rives (capricieuses) de laquelle avait pourtant émergé la ville. Ainsi, parce qu'elle était devenue cloacale comme beaucoup d'autres livrées à l'industrialisation de l'Europe, il avait été décidé qu'elle serait canalisée (comme notre Bièvre parisienne) et qu'à ses eaux se mêleraient dorénavant celles des égouts. Conçu pour la bourgeoisie bruxelloise, le quartier n'a jamais attiré son public choisi, ce dernier – outre qu'il était encore mal habitué à la vie en appartement – préférant sans doute les paysages de la campagne toute proche. Cette disparition laisse la sensation d'une transgression effroyable, et une grande violence demeure dans la mémoire de certains Bruxellois, nourrie de ce forfait mais aussi d'autres : la construction du palais de Justice et de la jonction des gares du midi et du Nord n'a pas laissé que de bons souvenirs. D'ailleurs, les travaux délirants qui ont pour partie défiguré une ville depuis deux siècles livrée à l'appétit des promoteurs (dont on peine à savoir s'ils étaient plus mégalo ou plus malhonnêtes) ont même un nom : la bruxellisation. 

L'hôtel est d'une neutralité absolue, un de ces dortoirs verticaux conçus pour l'anonymat. Ça me va aussi. Hormis la jeune fille chargée de veiller aux machines qui distribuent réservation et clés, boissons chaudes et friandises, nul personnel en apparence. Le lieu parfait pour un crime, dis-je à D. en m'allongeant un instant sur le lit, les yeux au plafond. 
Quelques instants plus tard, nous sommes de retour sur un boulevard où l'ambition architecturale est palpable, les ambitions déçues aussi. Un petit air de New York de province. Nous passons par la place des Martyrs, miraculeusement sauvée d'une destruction programmée. Puis visite de la cathédrale dédiée à Saint-Michel et à Sainte-Gudule, qui émerge miraculeusement dans un quartier lui aussi bouleversé, mais proposant un contraste, je ne sais pas... un peu émouvant : la cathédrale semble soudainement sortir de nulle part. 
Les premiers travaux furent entrepris au XIIIe siècle. Elle confesse malgré elle, évidemment, son lot habituel d'inepties (sainte Gudule était la jeune victime d'un démon qui soufflait la bougie qu'elle utilisait pour ses pieuses lectures, mais un bon ange la rallumait - je veux dire : la bougie) et de cruauté religieuses (au XIVe siècle, les Juifs de la ville furent accusés d'avoir poignardé les hosties de la cathédrale – lesquelles s'étaient mises à saigner... faut-il préciser qu'un pogrom ne manqua pas de s'ensuivre ?) Mais une exposition à l'intérieur recense les lieux de souffrance à travers le monde – panneaux nombreux, donc – et il y a au final plus de Jésus que de Christ dans cet édifice. C'est au moins cela. 

Pendant que nous marchons, je lis à D. le nom de certaines rues que nous croiserons, que nous avons empruntées ou qui ne sont pas bien loin, des noms de rues qui racontent une certaine simplicité (entre deux mises à sac) de la vie moyenâgeuse dans ces cités États, vie organisée autour de ses puissants commerçants bien plus qu'autour de ses princes : rue de l'Abattoir, rue au beurre, rue des bouchers, rue des brasseurs, rue des chapeliers, rue aux choux, rue aux fleurs, rue du fossé aux loups (rien à voir, mais je dois la citer, celle-là : Barbara, qui a vécu en Belgique, s'en est-elle inspirée pour sa rue de la grange aux loups ?), rue du houblon, impasse aux huîtres, rue du marché aux herbes, rue montagne aux herbes potagères – rue décevante, mais que j'aimerais habiter une rue portant ce nom ! – impasse du val des roses, rue du vieux marché aux grains. Et j'en passe.

Déjeuner au soleil et retrouvailles avec les boulettes à la sauce tomate, presque aussi bonnes que celles de ma grand-mère, et il flotte dans l'air un parfum imaginaire de spéculoos, ceux que je dévorais, enfant, à chaque visite de nos cousins du nord. Les retrouvailles ont eu lieu.
Errance, errance sans fin tout au long du jour, secourus par le guide parfois, mais plus encore par le hasard qui ouvrait à nos pas des ruelles, des impasses ou des venelles.

Qu'il est facile de nous perdre à Bruxelles, ne serait-ce que grâce à l'étrangeté qui se dégage de l'aménagement du territoire traversé de plusieurs lignes de fracture. La géologique, du nord au sud, avec ses deux plateaux que sépare un important dénivelé. L'historique, avec la ville moyenâgeuse en son cœur. La sociale. L'architecturale...

Qu'il est facile de se perdre à Bruxelles, en Belgique même, à cause de cette familiarité trompeuse de pays limitrophe et de langue commune (en Wallonie tout du moins et à Bruxelles), et les Belges nous y aident encore avec leur sens bien à eux du panneau indicateur...

Je n'ignore pas que la Belgique m'est un lieu de projections. À cause de mon histoire familiale, à cause de toutes ces bédés belges dévorées, à cause de nombreux voyages passés. Une idée à peu près irrationnelle du pays, et fausse donc, et vraie aussi, mais je crois reconnaître le kiosque à musique du Parc de Bruxelles dans un dessin de Franquin. Et d'ailleurs, près de chaque parcmètre, je cherche Longtarin. Le Palais de justice, vaste farce architecturale conçue dans des circonstances assez mystérieuses par Poelaert, écrase tout un quartier de sa masse grise. Mais on se prend à douter : n'aurait-il pas plutôt été dessiné par Schuiten (à qui l'on doit la station parisienne Art et Métiers) ou même par son double qui vivrait à Brüsel ?

Nous ne passons pas au 26 rue du Labrador (qui est à Laeken), adresse de Tintin, et j'oublie de chercher la rue Terre-Neuve (qui inspira, elle, graphiquement Hergé), mais je ne peux pas m'empêcher de chercher, dans le bric-à-brac des puces de la place du jeu de balle, l'autre promesse d'un trésor, une autre Licorne.


C'est sans regret que je quitte la si proche Bruxelles, avec dans la tête de vagues rêves d'installation (il suffit, pour se convaincre, de comparer les prix parisiens et bruxellois des locations...), oubliant un instant cette donnée météorologique élémentaire : il pleut 200 jours par an, et cette donnée médicale menaçante : les frites belges, les boulettes, les spéculoos, la bière et tout le reste me seraient sans doute fatals.

8 commentaires:

  1. Je suis allé deux fois à Bruxelles. Une première fois pour visiter très succinctement avec mes parents (mon père voulait absolument voir le "Mec qui pisse"). Le centre est sympa, mais c'est évidemment très (trop ?) touristique. Une autre fois, ce fut deux jours pour le travail. Du coup, je n'ai pas trop d'avis sur cette ville que je n'ai pas suffisamment observée.
    Quant à la problématique de "recouvrement" des rivières, j'ai connu ça dans la ville de mon enfance où dans les années 1970 ou début 1980, c'était accueilli avec bonheur tant c'était pollué et insalubre. La chose est différente à présent, mais le retour en arrière est presque impossible. J'ai découvert Rennes qui a aussi couvert la Villaine dans le centre, notamment pour y disposer des parkings. Tout cela est déplorable.

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    1. Je refais succinctement mon commentaire évaporé...
      Je suis d'accord avec toi : les redécouvrir coûterait sans doute une fortune, un argent qu'on n'est plus prêt à dépenser...

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  2. Il arrive aussi qu'on dé-couvre des rivières, comme le Steir à Quimper par exemple, et c'est un plaisir !

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    1. Ce doit être émouvant. Un ami m'avait fait découvrir un petit parc près de Fresnes où les Amis de la Bièvre avaient obtenu la mise à jour du ruisseau.
      Je n'ose imaginer les difficultés techniques si l'on voulait redonner vie à ces rivières - encore qu'équivalentes peut-être à celles qu'il a fallu contourner pour les enterrer...

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  3. Sans oublier la tarte au sucre et les chocolats Neuhaus...
    Une ville étrange, additions de quartiers, de verrues architecturales mais aussi de merveilles de style gothique ou renaissance flamande ou de palais révolutionnant l'architecture du XXème siècle.
    La grisaille des trottoirs qui longe des demeures dont on ressent la chaleur et l'humanité de leur intérieur

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    1. Bon, la tarte au sucre, je passe mon tour : je n'aimais déjà pas trop ça quand j'étais enfant, mais pour le chocolat, je te suis...

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  4. J'ai toujours rêvé de visiter cette ville que je ne connais pas (à part le sous-sol de la gare, en transit pour les Pays-Bas), et puis, j'aime tant les spéculoos...

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