vendredi 1 novembre 2013

Le temps du vertige n'est pas éternel

Adolescent, j'ai parfois eu l'impression qu'il n'y avait pas d'issue, que ne se dissiperaient jamais la honte d'être celui que j'étais, la peur absolue de décevoir ou d'être rejeté, que je ne pourrais jamais céder aux injonctions du désir sauf à basculer définitivement dans le désespoir. 
Pourtant, il y avait en moi les accélérations brutales, le torrent vital, celui que connaissent tous les jeunes gens : mon être profond se lançait sur les chemins de la sincérité lorsque je croisais certains regards, lorsque depuis ma forteresse je m'autorisais à... puis je me ressaisissais et jetais mon esprit à toute force contre les parois de ma tête. Je croyais m'être arrêté au bord du précipice. Et la honte qui revenait toujours. 

Le suicide, deuxième cause de décès chez les 15-34 ans.

Je n'éprouvais qu'une certitude : être, simplement être requerrait une lutte que je n'étais pas certain de vouloir mener. Soit je mettais toutes mes forces à me conformer à ce que l'on attendait de moi - et ce qui m'inquiétait alors, ce n'était pas de me renier, mais bien de ne pas y parvenir -, soit je cédais et je rejoignais le groupe des infâmes promis au désastre. J'éprouvais un sentiment de solitude infinie : personne à qui parler. D'ailleurs, je ne sais pas si j'aurais osé le faire si on me l'avait proposé. Je ne sais même pas ce que j'aurais fait si mon meilleur ami m'avait dit être gay. Peut-être aurais-je cru à un piège. Il me semblait que si quelqu'un - quel qu'il soit - venait à découvrir celui que j'étais vraiment, tout pèserait sur moi avec une force telle que je finirais sans doute par m'effondrer sur moi-même. Personne ne pouvait entendre sans me menacer, personne ne pouvait savoir sans m'exposer au pire : humiliations, chantage, dénonciation. Je ne savais pas exactement ce qui m'attendait mais cela promettait d’être épouvantable.

L'homophobie tue.

J'ai grandi dans une famille où la menace physique ne faisait pas partie du quotidien. 
Ce n'est pas toujours le cas. Des mômes se font foutre sur la gueule par leur père, par leur mère, par leur frère, parce qu'ils sont pédés, lesbiennes ou trans'. Certains se font jeter à la rue à peine majeurs - quand ils le sont. D'autres s'enfuient pour échapper aux coups, aux regards ou au mépris. Certains tentent de se suicider. Certains y parviennent, et rien, jamais, ne les fera revenir parmi nous. Dans d'autres pays que le nôtre, on pourrait même les tuer sans rien risquer légalement. Tant qu'il y aura dans cette putain de structure sociale qu'est la famille autant de connards ou de connasses pour croire pouvoir renier leurs gosses en toute impunité, ne me demandez pas le respect. Il faut oser désacraliser la famille. Il faut oser en inventer une nouvelle. 
Ma famille n'a jamais représenté une menace et, à l'école où j'allais, j'étais suffisamment invisible pour ne rien craindre. Pourtant, à 13 ans, je me demandais ce que cela ferait de s'ouvrir les veines. Ou bien je regardais dans l'armoire à pharmacie ce que je pourrais avaler. Au cas où. Le moment venu. Alors j'imagine facilement la douleur insoutenable qu'éprouvent certains dont la situation est catastrophique. J'entraperçois la force de la tentation.
Dans mon cas, le moment n'est jamais venu. Peut-être parce qu'une toute petite partie de moi, suffisante, avait confiance. Sans doute aussi parce que j'étais assez lâche et que je ne voulais pas ajouter à la honte d'être pédé l'humiliation de renoncer au dernier moment à mon geste. Et puis les choses étaient assez claires : je n'espérais pas le paradis, je ne craignais pas l'enfer, je savais que je ne reviendrais pas sous de meilleurs cieux. Ce qui m'attendait, c'était le néant.

Les chiffres concernant le suicide des jeunes lesbiennes, gays, bi et trans' me désespèrent. Ils me glacent. Ils me donnent envie de tout dévaster. Je pourrais déverser une haine inextinguible sur les sinistres guignols publics qui mettent de l'huile sur le feu. 
La vie peut être dégueulasse. Elle peut être d'une violence inouïe. Mais il faudrait pouvoir désigner, à ceux qui s'apprêtent à se jeter de la falaise, les joies à venir. Toutes les belles rencontres qu'ils sont sur le point de faire, les fous-rires avec de nouvelles amitiés, le plaisir des regards échangés à danser n'importe comment sur n'importe quoi dans une boîte. La légèreté, enfin. Le premier amour et les suivants. Les amis comme une famille. Mieux que la famille souvent. Et que s'ils doivent apprendre à se passer de leur famille, aussi triste que cela soit, nous serons là.
Car peut-être qu'ils devront s'éloigner pour mieux grandir, pour finir de grandir. Certains, il faut les y aider : changer d'air, changer de région, changer de vie. N'importe quoi plutôt que le néant. 
Qu'une association comme Le Refuge existe me réconforte. Elle est une alternative à certaines issues terribles. Elle est la preuve que notre communauté parfois repue de plaisir peut être autre chose qu'une addition d'individualités dépensières. Elle est la preuve que son égocentrisme - que nous avons tous éprouvé - n'est pas une fatalité et que nous pouvons être un groupe responsable prêt à prendre soin des plus faibles.


12 commentaires:

  1. avec 10 ans de recul, j'ai presque du mal à réaliser à quel point tout devait être verrouillé, personne ne devait savoir, sans quoi il allait se passer quelque chose de terrible et d'insurmontable...
    Comme on aimerait leur dire à quel point ça s'arrange.

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    1. Oui il faudrait qu'ils puissent l'entendre. Et puis... Et puis je ferais bien intrusion dans certaines familles avec un bazooka !

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  2. C'est tellement banal de dire qu'on ne choisit pas sa famille mais qu'on choisit ses amis qu'on se sent un peu bête de le redire. Mais il y a une autre différence hélas : même si c'est difficile et cruel les amis on peut toujours les quitter lorsqu'on voit s'être trompé, la famille pèse d'un tout autre poids. Le poids culturel bien sûr, énorme, mais encore bien plus énorme cette foutue histoire de majorité. (Imagine-toi qu'elle fut il n'y a pas si longtemps fixée à 21 ans ?!?) Je ne pense pas à l'aspect financier quand je parle de ça, mais aux droits de l'individu. Pas de vote, pas de sécu personnelle, pas de boulot ni même d'études sans la signature paternelle, pas de logement...Alors oui, en face des jeunes, un mur, du silence, et juste la liberté de péter un plomb. Tout ça pour dire que oui il est urgent de foutre la zone dans le système famille. Et tous les vieux dans mon genre qui ont un tant soit peu le souvenir de leur jeunesse bloquée devraient être les premiers au front !
    Mais j'avoue que je me sens parfois, souvent, dépassée, choquée, abasourdie, découragée par la mentalité de beaucoup de gens jeunes. Ah oui ils sont tous anti-homophobes, anti-racistes, etc...sincèrement pour la plupart, mais ça ne les empêchent pas de mourir de rire à la moindre blague et pas un ne se demande s'il n'est pas en train d'assassiner un pote ou une copine par son rire. Ça ça me tue. Et quand je joue les emmerdeuses et que je m'entends répondre "nan mais attends, je rigole..."alors là, la kalach (virtuelle) n'est pas loin.

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    1. Ce que tu dis est extrêmement juste (et non, il ne m'a pas fallu 15 jours pour m'en rendre compte ! ;-)
      Je pense notamment au poids de la famille que tu évoques, infiniment plus lourd à porter que celui des amitiés même abîmées.

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  3. Je suis forcément touché par une telle note tant il est insoutenable que des jeunes pensent si précisément au suicide et surtout passent à l'action alors que l'avenir était devant eux, alors que rien de grave n'aurait dû les entraver. La famille, bien sûr, mais pas qu'elle. Même quand elle n'est pas hostile ou véritablement homophobe, la famille et l'entourage peuvent être des obstacles difficilement surmontables, surtout pour des jeunes qui ne sont pas sûrs d'eux, ne sont pas suffisamment informés, ne savent pas à quelles branches se raccrocher. Et ils peuvent perdre pied. Le Refuge est un des moyens de s'en sortir...

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    1. Surtout qu'il faut parfois peu de temps à l'abri (je pense au toit, mais je pense aussi au réconfort apporté par les autres) pour reprendre des forces et s'extraire du chaos avant de perdre pied...

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  4. Je mesure aujourd'hui la chance que j'ai eue: beaucoup d'inconscience, une famille peu curieuse et toujours des rencontres salutaires au moment où il le fallait. Les rencontres surtout m'ont aidé: des hommes intelligents qui m'ont donné la force de faire face, à la religion surtout qui était ma principale gêne. Mon ami d'enfance, mon plus que frère, sous des allures plus averties, n'a pas eu cette chance: son suicide à un peu plus de vingt ans me l'a fait comprendre. Trop trad.

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    1. J'ai aussi pensé à Yvon en écrivant cette note...

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  5. Bonjour Christophe
    Il y a un truc bizarre sur ta page, depuis un moment les commentaires récents n'apparaissent plus. L'emplacement est tout vide.
    Soit dit en passant si une note nouvelle apparaissait on serait encore plus contente? tu manques quand tu t'absente trop longtemps !

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    1. Mince... Ca va mieux ?
      Pour ce qui est des notes... c'est vrai que le rythme a nettement ralenti. C'est gentil de noter mes absences. Je t'embrasse.

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  6. La fin de ta note m'a fait penser à cet extrait des Chroniques de San Francisco, lorsque Michael écrit à sa mère :

    "Si toi et Papa êtes responsables de ce que je suis, je vous remercie de tout mon coeur, parce que c'est la lumière et la joie de ma vie.
    Je sais que je ne peux pas vous dire ce que c'est qu'être gay. Mais je peux vous dire ce que, pour moi, ce n'est pas de l'être.
    C'est ne pas se cacher derrière des mots, Maman. des mots comme famille, convenances, ou Chrétienté. C'est ne pas avoir peur de son corps ou des plaisirs que Dieu a créés pour lui. C'est ne pas juger son voisin, sauf s'il est grossier au antipathique.
    Etre gay m'a enseigné la tolérance, la compassion et l'humilité. Cela m'a montré les possibilités illimitées de l'existence. Cela m'a fait connaître des gens dont la passion, la gentillesse et la sensiblité ont été pour moi une constante source d'énergie.
    Cela m'a fait entrer dans la grande famille de l'Humanité, Maman. Et cela me plaît. J'y suis bien."

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    1. Oui, je me retrouve en partie dans cet extrait, au prix d'une certaine illusion, sans doute...

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