jeudi 12 décembre 2013

Et pendant ce temps-là, dans les établissements publics... (partie I)

L'État, cette grande machine un peu folle, a parfois recours à des stratégies assez honteuses pour démanteler ses établissements publics.
Jusqu'alors, je n'en avais expérimenté que deux : la stratégie du « Le Public ne sait pas faire » et celle du « Ce déménagement est une formidable opportunité (pour moi, élu de province) ».
La première « le Public ne sait pas faire » – qui présente notamment l'intérêt de pouvoir être globale (tout l'établissement est concerné immédiatement) ou saucissonnée (mission après mission) – pourrait être décomposée en huit temps : 
  • Le ministère (mais pas toujours le ministre) décide, avec l'entier soutien de Bercy, de se débarrasser d'un établissement.
  • Les crédits sont largement amputés et les fonctionnaires non remplacés. Le plus souvent au mépris de la réglementation, les recrutements par CDD se multiplient, au prétexte que les postes n’ont pas pu être pourvus par des fonctionnaires (« mais on aurait bien aimé, hein »). Les chefs intermédiaires (de service, de mission) embauchés le sont largement en CDD et ils sont sommés de proposer de nouveaux projets, d'être force de propositions. En général, au moment de leur recrutement, on n'a pas manqué de leur rappeler qu’ils allaient avoir affaire à des dinosaures rétifs à tout changement dont la parfaite connaissance de la structure, loin d’être un appui, sera un frein à desserrer au maximum. Les délires hors sujet requalifiés « projets ambitieux » sont donc les bienvenus. L’avantage évident, c’est qu’en CDD, les chefs intermédiaires suivent aveuglément les consignes (par peur d’être virés), n’exercent pas leur colère (en quoi se transforme systématiquement l’inconfort systémique) contre leurs propres responsables (trop dangereux), mais contre leurs agents.
  • Pour la mise en œuvre de ses nouvelles ambitions, l'établissement public est vivement encouragé à renoncer à certains de ses services historiques : les économies sur la masse salariale priment, ainsi que le recrutement d’autres chefs, toujours en CDD. C’est généralement durant cette phase que de nouveaux organigrammes apparaissent, soit classiquement « en râteau », soit plus inventifs. Mais qu’on ne s’y trompe pas : il s’agit d’un directeur tout puissant entouré d’une armée mexicaine apeurée qui prend ses décisions en fonction des attitudes du numéro 1 à la table duquel on espère et on craint d’être invité à l’heure du déjeuner. Une chose est certaine : le seuil d'instabilité décisionnelle est d’autant plus vite atteint que la vitesse de recrutement de chefs est élevée.
  • Les chefs intermédiaires et leurs supérieurs décident de démultiplier les activités pour prouver à l'État qu'ils sont utiles et efficaces bien qu'avec moins d'agents et moins d'argent. Comment faire ? On fait massivement appel au privé, mais malheureusement (ohhhhh....) en bâclant cahiers des charges et contrats. Coûteux plantages garantis. Idéalement, on ne trouve rien de mieux, en cette période d'incertitude, que d'avoir recours à un PPP (un « partenariat » public-privé). Soit pour financer des travaux d’envergure : un agrandissement (pourquoi pas ! après tout l'établissement n'est pas menacé – le ministère l'a suffisamment répété) ou une rénovation. Soit pour externaliser certaines missions jugées non essentielles (généralement l'entretien et la restauration sont les premiers touchés : on remplace des fonctionnaires très mal payés de 45-50 ans par des salariés du privé carrément exploités qui font le ménage à 8 h du matin ou à 18 h après avoir traversé toute l'Île-de-France). Inutile de s'interroger sur les coûts déguisés (dépression nerveuse, maladies professionnelles...) de tout cela : après tout, ce ne sont pas les mêmes lignes budgétaires. Oh et puis merde, les dépressifs, les souffreteux, tout ça, c’est le problème du ministère de la Santé !
  • Plus rien ne fonctionne correctement, tout revient plus cher, ce qui tournait encore à peu près bien il y a quelques mois est sur le point de caler, on ne sait même pas si les projets initiés six mois plus tôt sont encore d'actualité. Pas de panique : la fin est proche.
  • Le ministère de tutelle ramène finalement sa fraise, comme au sortir d'un long rêve, multiplie les déclarations qui s'avéreront contradictoires selon que l'on s'adresse à un dir’ cab’ ou au ministre. Mais on promet une écoute attentive, l’étude minutieuse et bienveillante du dossier et le plus grand respect de... tout ce qu'on veut. NB : il arrive parfois qu'entre-temps une nouvelle majorité arrive aux affaires et dénonce cette technique employée par l'ancienne, mais il ne faut pas se croire sauvé pour autant...
  • La situation se dégrade encore davantage, le turn-over des personnels atteint un rythme effarant. Les chefs intermédiaires changent constamment, emportent dossiers, fichiers utiles pour plus tard et mystères de leurs classements. Les nouveaux chefs, comme les anciens, ont tout compris mieux que tout le monde, mais ne désavouent ni les projets ni le fonctionnement de leurs prédécesseurs : il s'agit de ne pas prêter le flanc aux attaques des agents quant aux pratiques managériales immédiatement passées et présentes.
  • Quelques mois plus tard, le ministère prend un air contrit et annonce que les temps ont changé, que les missions ont changé, que les hommes ont changé, que le gouvernement précédent a fait des dégâts irrémédiables, que l'avenir, c'est demain, et le passé, c'est hier. La larme à l'œil, le dir’ cab’ prononce la phrase fatidique : « Le Public ne sait pas/plus faire, mieux vaut laisser le Privé se partager les restes » et annonce la fermeture – selon les ambitions initiales – de l'établissement.
La stratégie du déménagement, elle, se joue carrément à l’échelle nationale (wouah !). Un ministre décide de redynamiser une région (en général, la sienne) et recrute un cabinet d’audit où bosse son gendre, sa sœur, sa maîtresse ou sa directrice de campagne (comment savoir !), cabinet qui devra prouver en quoi ce déménagement est une idée géniale. Gé-ni-ale on vous dit ! On fait une annonce publique, on dit que c'est formidable, que c'est l'évidence même, que c'est une opportunité inégalable, que la Chine a réuni un Congrès extraordinaire pour en débattre. On nous vante les bienfaits du climat de la région d’accueil (je salue au passage les anciens du CNDP qui passeront là par hasard). Et puis, devant la réaction scandalisée des agents, on durcit le ton : faut pas exagérer, on ne les envoie pas en Corée du Nord ! D’ailleurs, les fonctionnaires sont loin d’être les plus malheureux : des millions de chômeurs donneraient cher pour être à leur place ! Les conjoints prendront le train – à quoi ça sert que la SNCF, elle se décarcasse à poser des rails dans nos belles provinces ? On perd donc la moitié des effectifs en route, et on en profite ainsi pour restructurer l'établissement, voire à le réduire à un gros service qui finira bien par mourir tout seul.

(à suivre)

4 commentaires:

  1. Et comme l'Etat n'a jamais su/ voulu s'occuper de ses "ressources humaines"...
    Le pire (ou l'incompréhensible), c'est que le système arrive encore à tourner et à produire les mêmes "solutions" aux problèmes récurrents.

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    1. J'ai même l'impression que ça se dégrade carrément, car les cadres recrutés ne cachent même plus leur mépris de la fonction publique.

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  2. On voit bien de l'amertume ici et beaucoup de lucidité sur ces faits révoltants. J'ai la crainte de commenter, tant je perçois le caractère pointu de l'analyse. Puis-je dire néanmoins que je la partage, même vue de l'extérieur, même si je fréquente pas mal de monde chez les fonctionnaires et "assimilés" d'établissements publics divers (j'y ai même fait des CDD il y a une quinzaine d'années et Fromfrom, enseignante dans l'enseignement catholique est elle aussi vaguement assimilée fonctionnaire ).
    Je ne connais pas le domaine ou le "métier" dont il est question ici, mais je constate qu'il y a toutefois des cas où on ne peut pas trouver de fonctionnaires compétents dans certains domaines comme le mien (ou alors ils sont extrêmement rares). Ce n'est pas pour autant qu'on va chercher des personnes compétentes ailleurs, on se contente bien souvent d'une certaine médiocrité dans la fonction publique d'État ou les collectivités territoriales (je suis bien placé pour le savoir). Très rarement, on voit néanmoins des gens bien, mais hélas, ils ne restent pas.
    Il reste aussi le problème majeur de la gestion du personnel (pour ne pas dire management) souvent désastreuse dans de nombreuses fonctions publiques et on s'y prend bien mal pour réformer. Enfin, je le vois ainsi, vu de loin, peut-être à tort.
    En tout cas, ta note a précipité l'émergence de la mienne sur un autre sujet certes, mais peut-être pas si éloigné.

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    1. Juste sur la question des métiers pointus... Je ne doute pas qu'il y ait des métiers non représentés dans les corps de l'administration, mais ils sont sans doute moins nombreux qu'autrefois (notamment depuis la création du corps des ITRF). Or, cela n'empêche nullement l'Etat, au travers de ses établissements, de se mettre assez souvent à la limité de la légalité, voire carrément dans l'illégalité, avec des contrats reconduits sans fin...

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