jeudi 5 février 2009

Dans l'attente du sauvetage : G. (partie III)

Les yeux posés sur l’écharpe fissurent bien des murs (j’écoute alors Pink Floyd en boucle), m’invitent au combat. P. n’est pas ce qu’on appelle un élève travailleur et, un vendredi, en rentrant de déjeuner, j’apprends qu’il est renvoyé : je le vois passer, son sac sur le dos, l’air renfrogné. Je déboule dans le bureau d’une gradée quelconque et je braille, je me scandalise : l’échelle des sanctions n’a pas été respectée. J’attrape le prof d’allemand qui passe par là, prêt à nous faire cours et je lui explique la situation. J’ai un peu de crédit, il est prêt à nous suivre : nous nous installons par terre devant la classe pour obtenir un conseil de discipline en bonne et due forme. Il aura lieu et nous obtiendrons un simple renvoi d’une semaine et la promesse d’un travail acharné. J’aide P. à faire ses devoirs d’allemand (techniquement parlant, je les lui fais). Le borgne qui guide l’aveugle, mais au moins puis-je passer un peu de temps en tête à tête avec lui flanqué d’un alibi scolaire. À ses yeux et aux miens.
L’entrée à l’université est une libération. Les cours me plaisent et j’apprends sans difficulté les théories, les noms et les expérimentations qui ont fait date en psychologie sociale. Les cours de psychologie clinique et de psychopathologie m’enthousiasment, clarifient certaines choses. Si je me sens rougir à l’occasion (« si l’homosexualité a été rayée du DSM IV, c’est suite à la pression exercée par le lobby gay américain »), je trouve un nouveau souffle.
J’ai presque réussi à me persuader que l’hétérosexualité est une voie accessible, que c’est la sexualité elle-même (et pour des raisons que je devine) davantage que l’hétérosexualité qui me pose problème. Un soir, dans sa petite chambre de 7 m2, tout confort sur le pallier, j’embrasse Caroline. Je l’embrasse et je la déshabille. J’embrasse ses seins, caresse la soie de sa peau et hume le légendaire parfum d’un sexe de femme. Je joue avec mes doigts, avec ma langue, dans le souvenir sans conviction de ce que j’ai pu glaner ici ou là. Je ne suis pas complètement convaincu, elle non plus assurément, mais enfin, j’ai franchi un cap.
Il y a à présent une telle distance – dans la solitude de soirées sans fin, qui me laissent insomniaque, l’angoisse à l’occasion me terrasse – une élaboration à ce point aboutie que je peux même en jouer. Je ris avec Juliette de ses provocations qui me placeraient volontiers dans les bras d’un homme et, avec mon cousin Alexandre, nous jouons au petit couple charmant lors des repas familiaux qui nous ont rendus inséparables. On se donne du « trésor », on se passe la main dans les cheveux. « Alexandre est très amoureux de toi ! » me dit une de mes tantes, mi-provocatrice, mi-amusée, qui nous voit un jour faire notre petit numéro. J’aimerais trouver l’occasion de dire à ce cousin, un jour, à quel point il ne s’agissait que d’un jeu.
Mais il y a des lézardes, qu’il me coûte parfois de ne pas voir, sur la belle construction sociale proposée au monde. Il y a cette amie retrouvée qui me propose d’aller à la Gay Pride, à laquelle je vais, effectivement, flanqué de Juliette (on lui a loué un fauteuil roulant afin qu’elle ne fatigue pas trop) et… Caroline. J’en repars avec une pancarte d’Act Up (« ma femme est morte »). Il y a cette sortie que je tente, dans le Marais, entre deux cours, m’égarant dans le quartier Juif sans jamais trouver l’ambassade des gays (il est trop tôt pour que j’emploie le mot « pédé »). La douleur est diffuse et ses accès épisodiques. Il y a cet homme avec qui je sympathise lors d’une manifestation contre le sida et qui me dit avec gourmandise, parce qu’une abeille me tourne autour : « tu dois avoir la peau sucrée ».
Et puis il y a cette fameuse soirée organisée par Hélène, dans la maison de sa mère où elle réunit, le temps d’un week-end, ses vieux amis et les nouveaux, ceux qu’elle a rencontrés dans le centre de loisirs où elle travaille à présent pour payer ses études. Il y a G., un homosexuel de 24 ans. Il y a Caroline et moi. Trouble violent. Il y a G. Il est homosexuel, il est mignon et je devine que je ne le laisse pas indifférent. En une nuit, tout s’écroule, la patiente mais laborieuse édification s’effondre sur ses bases et laisse apparaître et le cœur et le désir.
Ils ont tous promis de passer me voir le lendemain à la piscine où, pour gagner un peu d’argent, je nettoie toute la journée les vestiaires, calme les gosses qui courent partout. Une jeune MNS avec qui j’ai sympathisé m’a parlé de sa bisexualité. Et il y a le jeune maître nageur qui se récrierait peut-être si je lui parlais aujourd’hui du jeu ambigu auquel il jouait.
Ils m’ont promis de passer mais ne viennent pas. Je les guette, je les attends parce qu’un processus difficile est enclenché qui réclame, pour aboutir – au risque qu’il aboutisse –, leur présence. De sa présence. Je pars de la piscine à 19 heures. Je rentre chez moi en longeant la rivière. J’écoute en boucle sur mon baladeur Les Dingues et les Paumés. Les larmes coulent sur mes joues à cause de l’évidence et du choix que je dois à présent faire. Je pleure, une partie de la nuit, de peur et de déception, mes nerfs comme tenus à bout de bras et que j’esquinterais le long d’un mur.
Mais. Mais j’invite Hélène le lendemain soir à dormir chez moi. Allongés sur mon lit, je tente de lui faire répéter ce qu’elle m’a confessé quelque temps auparavant, à savoir que si elle devait tenter une expérience homosexuelle, c’est avec E. qu’elle aimerait l’avoir, à cause de ses gros seins. Je la force presque à redire cela, pour pouvoir ajouter quelque chose comme « moi aussi ». Et je dis avec une facilité qui me déconcerte : « Moi, c’est avec G. que j’aimerais. » Elle écarquille les yeux, elle est hilare. C’est bon ce sourire vissé sur ses lèvres qui me disent, sans qu’un mot ne soit prononcé : « ce n’est rien, ce n’est pas un problème ».
Elle me téléphone le lendemain. Elle a prévenu G. qui viendra le soir même de Vincennes pour… Pour ? Pour en parler sans doute.
On se retrouve chez Hélène tous les deux, dans le jardin, assis sur un banc. Il est méfiant (comme je le comprends), mais ne cache rien de l’envie qu’il a d’aller plus loin. Je lui promets de venir le voir à Paris trois jours plus tard.
Je descends du train à la gare de Lyon. Il est au bout du quai, avec une amie qui a à faire dans le coin (en réalité dévorée de curiosité). Nous allons dîner en terrasse au Chat noir. Je suis inquiet mais heureux, paniqué mais apaisé : il est volubile et doux. Il sait qu’il sort tout à la fois un jeune provincial et un jeune amant possible, terrorisé, dont il pressent les failles, les hésitations, qui pourraient le conduire à s’enfuir. Après le dîner, il m’emmène sur l’Île du martin-pêcheur. Des couples dansent sur de très vieilles chansons que je connais presque par cœur. Assis à la lourde table en bois, sirotant une bière, je les regarde s’amuser et je devine le regard de G. qui me couve. On fait le tour de l’île, puis on s’installe sur un tronc d’arbre coupé. Au bout d’un long moment qui diffère encore un peu l’évidence, il me regarde dans les yeux et me dit quelque chose comme « depuis un moment, il y a quelque chose que j’ai très envie de faire… ». Je ne le laisse pas achever et je me jette sur ses lèvres. Il s’agit à ce jour de mon plus long baiser. Un peu plus tard, il m’expliquera qu’il n’ambitionnait, lui, qu’un chaste baiser sur mon front.
Il y aura encore quelques crises de larmes, de peur et de soulagement mêlés. J’aurai encore un temps le besoin de (me) mentir : je céderai aux anciennes avances d’Hélène et me déclarerai bisexuel. Mais au fond – et je ne me lasse pas de trouver cela incroyable – l’essentiel de ma honte, de mes peurs, celles qui m’avaient conduit à la limite de la dépersonnalisation, à la certitude d’un suicide qui viendrait tôt ou tard me délivrer, ces angoisses-là, poisseuses, ont été liquidées en très peu de temps. À l’époque, j’ai écrit une longue nouvelle sur le garçon de terminale pour achever de me délivrer de mon reflet autoritaire. Et je redevenais normal.

À G., mon sauveur.


Commentaires

Je tiens à te dire merci pour ces trois billets (et merci à G. !)
Moi aussi, je reste stupéfait de voir comment tant de peurs peut d'effacer avec un déclic finalement si... si bref ?
Écrit par : joss | 05 février 2009 

J'ai ma réponse. G est celui qui, avec un baiser, t'a éloigné du suicide. Tu as eu la chance de le rencontrer quand il fallait. Mais ne crois-tu pas que, malgré les apparences, l'acceptation de leur homosexualité par les jeunes n'est pas plus évidente aujourd'hui qu'il y a quelques années? Je ne suis pas sûr que cela soit plus facile pour eux. Et en plus, il y a tout le côté "interdit à braver" dont la disparition a largement affadi ces premiers émois.
Écrit par : calystee | 05 février 2009

Je suis persuadé que ce n'est pas plus facile aujourd'hui qu'avant. Les choses sont différentes, voilà tout.
Quand à la 'magie du déclic', j'ai une autre théorie (qui n'engage que mon, bien sûr) : l' "avant" paraît toujours, rétrospectivement, horriblement long et pénible. L' "après", par comparaison, incroyablement facile et fluide. Mais le déclic a fait amorcer un mouvement. Alors qu'avant, ça 'stagnait'. Le mouvement entraîne rapidement peurs et angoisses vers le large, en nécessitant beaucoup moins d'énergie que les vagues qui se brisaient le nez sur le barrage du à franchir.
Mon Dieu que ma métaphore est naze. Tant pis, je vais cliquer quand même. Noix d'or du commentaire le plus nul de l'année. je me l'auto-décerne.
Oups, avant de cliquer, ne pas oublier de te remercier sur ces trois notes dans lesquelles, on aura tous retrouvé, au moins des morceaux de nous-mêmes.
Écrit par : Lancelot | 10 février 2009

Merci Christophe pour ce triptyque de ton histoire personnelle. Comme Lancelot, je pense que l'on y reconnaît facilement quelques bribes de nous...
Peut-être avons-nous tous un G. que l'on devrait remercier de nous avoir permis un jour d'être un peu plus nous-même, d'accepter les conflits qui jusqu'à ce moment où tout balance nous animaient, nous hantaient...
Je suis surpris de tant de précisions dans tes souvenirs... A croire que ces choses-là ont laissé une trace indélébile en toi.
Enfin, tout simplement merci!
Écrit par : Andesmas | 12 février 2009

> Andesmas : suggères-tu que tu n'as pas les mêmes souvenirs, ou autant ? Voilà qui est curieux... Oui, ils ont laissé une trace indélébile et je ne vais pas m'avancer à dire qu'il s'agit d'une force ou d'une faiblesse à présent. Je n'ai pas la moindre idée sur la question. Ça me constitue, c'est tout.
Écrit par : christophe | 16 février 2009

> Calystee et Lancelot : Disons que je pense que les jeunes peuvent plus facilement trouver des modèles gays valorisants, ce qui est un phénomène assez nouveau. Après tout dépend des interdits qu'ils ont intériorisés : je suppose que dans les familles croyantes (ou simplement rigides sur cette question-là [là, je pense au "vice bourgeois" ou à la "perversion occidentale"]), les choses demeurent compliquées. Quant à l'interdit à braver (ah le délicieux parfum de la transgression auquel j'ai tout de même goûté, mais après), il est certain qu'il procure un picotement délicieux. Sans doute, sortir dans une boîte à cul aseptisée avec des fringues datant de plus d'un an constitue, aux yeux de beaucoup, une transgression suffisante. Quoi ? Qui a dit "vieux con" ?
> Joss : Merci à toi mon grand !
Écrit par : christophe | 16 février 2009

J'ai autant de souvenirs sur mon premier baiser, et ceux qui ont suivi. J'ai le souvenir de l'émotion, de l'intensité du moment et des circonstances, bien sûr.
Par contre, mon chemin vers l'acceptation n'a pas été très sinueux, et j'ai donc peu de souvenirs sur mon questionnement. J'ai le vague souvenir, un jour, d'avoir compris que je préférais les garçons aux filles. Comme j'aimais dire : "Au début, j'avais le fantasme de coucher avec un garçon. Avec le temps, j'ai compris que coucher avec une fille relevait de la science-fiction!"
Derrière ces mots que je voulais drôles et si ce premier baiser a levé de nombreux doutes, il n'a pas répondu à une question qui m'est plus existentielle que le sexe de la personne que je peux aimer. Comment ai-je envie et suis-je capable d'aimer, et qu'attendre de l'amour?
J'ai bien une idée, mais je suis assez résigné.
Écrit par : Andesmas | 17 février 2009

mardi 3 février 2009

Dans l'attente du sauvetage : G. (partie II)

J’avance en crabe, c’est-à-dire que je trouve tout de même un peu de réconfort à croire, à penser, à me persuader, que la jeune fille pâle et timide qui vient d’arriver en seconde sera la femme de ma vie. En quelques jours, j’en fais mon amie de cœur, taisant ces sentiments que je nourris de pureté jusqu’à l’écœurement. J’écris des poèmes, écrasé d’un sentiment de solitude confortable. Caroline. J’avance en crabe parce que je vois à l’occasion des films en cachette – Maurice, My Beautiful Laundrette – qui entrouvrent le rideau, qui décollent le masque (je ne sais quelle formule est la plus juste), angoisse que je dissimule comme je peux derrière l’image d’un jeune homme sombre et solitaire, au visage maigre et romantique. Quand la menace se fait trop pressente, quand je perçois dans le regard d’autrui un soupçon, un doute, je m’invente une histoire amoureuse malheureuse, histoire à laquelle je crois sans difficulté – Caroline elle-même n’est-elle pas inaccessible ? –, à laquelle je crois d’autant plus facilement qu’elle explique, à mes yeux, aux yeux des autres, mon indifférence à quelques jeunes filles sensibles à mes joues pâles, à mon air un peu maladif, à ma gentillesse aussi.
J’embrasse une première jeune fille rencontrée dans un bal villageois. Puis romps bien vite à l’heure où je ne devrais désirer qu’une chose : déboutonner sa chemise. Une puis une autre. J’embrasserai sans réelle conviction les seins d’une troisième qui me dira, alors que je romps pour d’obscures raisons, que je lui fais penser à un ami gay.
J’avance en crabe mais j’avance tout de même. J’ai des amis avec lesquels je m’amuse, mais auxquels je me sens parfois contraint d’expliquer, au moyen d’autres mots, de douleurs inventées, ma nature maussade. J’ai des amis mais mon secret dévore peu à peu l’espace, celui que j’appelle par-devers moi mon reflet est en train de me supplanter. Encore un effort et je serai un Autre absolu.
Je me prends de passion pour la psychanalyse, à la faveur d’un livre trouvé chez une de mes tantes. Ça m’apaise et ça me terrorise tout à la fois. Je trouve la paix dans les ornières, dans ce « hormis la psychose, rien n’est vraiment grave » et je renoue avec l’angoisse à lire l’expression « perversion de l’objet ».

Je continue à embrasser des filles, l’alcool aidant, en regardant du coin de l’œil le frère, le cousin ou l’ami. Un moment de honte absolue et qui me fait rire alors que je me le remémore en cet instant. À l’occasion de vacances à la montagne, le petit ami de ma cousine, celui pour lequel j’échafaudais des plans terribles, est pris en photo par mon beau-frère, alors qu’il est en train de pisser au bord de la route. Évidemment, la photo a disparu de l’album qui circule de mains en main ce dimanche-là. Je m’isole avec les négatifs que je scrute à la lumière blanche du mois de février. « Mais qu’est-ce que t’es en train de faire ? » me demande mon beau-frère qui vient de me surprendre. J’ai 17 ans je crois, et je bredouille une explication – comment peut-il même feindre de me croire ?
christophe2.jpgMais les longues heures que je passe au téléphone avec Caroline, sitôt rentrés du lycée, qui provoquent les hurlements de ma mère, brandissant la facture téléphonique, lissent tout, me réconfortent. Coûte que coûte, je dois m’accrocher à cet amour qui viendra à bout de tout, amour que je confesse à quelques-uns, à quelques-unes, leur faisant promettre le secret, paniqué à l’idée que Caroline ne l’apprenne ; pire : qu’elle veuille se rapprocher…
À l’occasion, je cède à mes pulsions, c’est-à-dire que je m’enferme dans le bureau de mon père et je fais un peu de minitel rose. J’initie alors ce pour quoi je développerai un talent certain ces derniers mois chez mes parents : les scenarii érotiques. Entre deux jouissances honteuses, et qui me laissent noir comme la terre, je découvre les mystères faciles à percer du désir autre. Le désir de l’homme de trente ans, de l’homme de quarante ans, m’apparaît comme une farce. Je le méprise (tout autant que je me méprise) d’accéder si facilement au plaisir. Les mots choisis, l’« alchimie » qui se dégage d’un mélange de timidité et d’audace, les conduisent vers moi l’écume aux lèvres. Cette aisance m’attriste : je déteste leur carne comme la mienne, je déteste ce plaisir-là qu’on m’a jeté au ventre.
Au monde, le masque lisse de l’élève studieux, au caractère parfois difficile, aux colères noires. Au monde intérieur, le chaos et la honte, le désir et son déni quasi-simultané, le plaisir et sa négation, les sentiments blancs et les envies de bestialité, violence qui me laissera mort peut-être.
Je lis avec des précautions que la raison seule ne réclamerait pas, mettant un soin méticuleux à replacer les revues dans leur ordonnancement initial, les articles qui se succèdent de semaine en semaine, toujours plus nombreux à mesure que les têtes célèbres tombent – Freddie Mercury, Rock Hudson, Cyril Collard, Hervé Guibert –, sur le sida. « Ils meurent par où ils ont péché » déclare un jour ma mère d’un ton qui emprunte autant à la sentence qu’à la théâtralité, et à qui je gueule « pauvre conne », ajoutant immédiatement devant son trouble qu’après tout, un de mes cousins, toxicomane, est en train d’en mourir.
Et puis, à l’hiver de mes 17 ans, ma forteresse en papier mâché tremble sur ses bases pour le sourire douloureux d’un garçon de ma classe qui, à la veille de vacances scolaires, dans un café de Fontainebleau où nous buvons bières sur bières, où nous évoquons sans trop y croire le bac qui approche, où nous jouons au baby-foot, où les profs en prennent pour leur grade, part prendre son train en oubliant son écharpe. Aujourd’hui, alors que j’écris, plus de quinze ans après, je sais qu’avec un effort dérisoire je retrouverai l’odeur de cette écharpe qui ne m’a pas quitté un instant durant ces vacances de Noël.


Commentaires

Qui dira les ravages de la psychanalyse sur des esprits pas préparés? Ton paragraphe: "Au monde, le masque..... mort peut-être", j'aurais pu l'écrire mot pour mot pour mon compte, avec, en différence je pense, le poids de la culpabilité de connaître ce désir face à l'emprise de la religion sur moi.
Une dernière chose: tu écris très bien.
Écrit par : calystee | 03 février 2009

Il est difficile de lire ce genre de billet sans chercher à faire de parrallèle avec son propre parcours. Le début de ce billet ressemble à ce que j'ai vécu mais je semble avoir été bien plus vite rattrapé par mes inhibitions, je me se suis bloqué, isolé, comme emmuré. Et la suite ne fut pas du tout la même. Comme si de mon côté j'avais passé 6 ans à hiberner.
Quelle savoureuse anecdote que celle de cette écharpe.
Écrit par : joss | 03 février 2009

> Calystee : je suis bien d'accord avec toi et j'irai même un peu plus loin : je pense que la vulgarisation des concepts psychanalytiques nous jouera des tours. Quant à la culpabilité nourrie de la religion, rétrospectivement, je pense ne pas avoir été complètement épargné. Je crois que la fascination qu'exerçaient sur moi les démons à l'adolescence, ce retournement des valeurs, mon goût pour l'image romantique d'un satan révolté contre son Dieu, n'était pas sans lien avec l'éducation religieuse que j'avais reçue, le discours de l'église sur la question que je n'ignorais pas. Enfin, merci pour ce compliment. Ça me touche.
> Joss : six ans d'hibernation à lire Auto-moto si j'ai bien compris... Je crois qu'on saute dans la première barque qui se présente, celle dont on croit qu'elle nous assura le secours...
Écrit par : christophe | 05 février 2009

D'accord aussi pour dire que ton écriture est excellente.
Écrit par : bregman | 05 février 2009

> Bregman : bah... merci ! et bienvenue !
Écrit par : christophe | 05 février 2009

Alors il était comment, le petit ami de ta cousine, en train de pisser, sur les négatifs...? Tu as pris des risques énormes en t'y prenant de cette façon... Moi je les aurais carrément volés, les négatifs... Commme ça par la suite j'aurais pu les faire développer ('développer', lol) et les mater tout seul bien tranquillos...
Je dis ça, je dis ça... Que de la gueule... A 17 ans je n'en menais pas bien large non plus....
Écrit par : Lancelot | 10 février 2009

> Lancelot : parce que tu imagines que j'aurais eu ce courage ? En écrivant cela, je me souviens de la première revue porno que j'ai achetée, tout tremblant, chez un marchand de journaux à l'autre bout de Fontainebleau. C'était en hiver. Je passais la soirée avec des copains, et cette revue sous plastique dans mon sac...
Écrit par : christophe | 16 février 2009

lundi 2 février 2009

Dans l'attente du sauvetage : G. (partie I)

Je retrouve mon premier souvenir lié à l’homosexualité vers cinq six ans. J’ai déjà raconté l’anecdote : je suis assis à plat ventre dans le salon d’une vieille cousine du nord que je n’aime guère (à moins que je ne l’ai prise en grippe qu’après cet épisode) et je regarde avec attention un documentaire sur l’haltérophilie : des hommes en slip soulèvent à grand-peine leurs poids. Ça fait beaucoup rire – moi le premier – quand j’évoque ce souvenir qui me porte, enfant, à la lisière de la caricature. Mais je me souviens parfaitement que cette cousine, à qui ses lunettes faisaient de gros yeux sévères, trop permanentée, dont la respectabilité toute provinciale en faisait un personnage à la Chabrol, dit d’un ton suspicieux : « Mais qu’est-ce qu’il a, ce gamin, à regarder cette émission avec autant d’attention ? » Je prends un air penaud. Première occurrence de la honte. Ça vous vrille le cœur de pensées sans mots, et ça laisse – une plaie serait beaucoup dire, disons une encoche – oui, une encoche, sur votre personnalité naissante, encoche qui finira bien par devenir une déchirure, puis une fosse où se déverseront un temps toutes les petites expériences de l’humiliation que font, pas tous mais souvent, les jeunes homosexuels.
Christophe 1981''.jpgLe second souvenir remonte à mes sept ou huit ans. Je suis dans la cour, assis au pied d’un arbre. J’ai délaissé pour un temps le jeu des garçons et je regarde O., un petit garçon de ma classe que je connais depuis la maternelle, un petit garçon dont le nom a une consonance italienne, un petit brun au visage très pâle, très gentil, avec lequel je joue parfois le week-end parce qu’il est un voisin, je regarde O. et je me dis, j’ai l’impression d’avoir dit tout haut ces mots qui me font rougir, dans la prescience du regard noir qu’on m’opposerait : « qu’il est beau… ». Après, pendant quelque temps, je penserai qu’il aurait mieux valu peut-être que je sois une petite fille. Cela ne sera jamais très élaboré, et je ne me déguiserai pas dans le secret de ma chambre, je ne prétendrai pas qu’il y a eu erreur de Dieu ou d’un autre, mais c’est vrai, j’envierai un peu les petites filles qui peuvent annoncer en pouffant qu’elles sont amoureuses de Bertrand ou d’Olivier, d’Alexis ou de moi. Suffisamment, pour qu’en CM2, je joue un jeu ambigu avec J.-M. qui essaie de m’embrasser à plusieurs reprises dans la cour déserte, en m’expliquant qu’il regrette bien que je ne sois pas une fille, que si je voulais, je pourrais être « sa princesse ». Drôle d’idée. Je me demande ce qu’il est devenu.
Mais ce temps-là de l’enfance est doux, les feuilles tombent joliment à l’automne (nous nous amusons à en faire des « squelettes », ôtant soigneusement la pulpe desséchée) et je ramasse des kilos de marrons ; les hivers me semblent éternellement enneigés. Ce temps-là est doux, et malgré de petites pointes de détresse, mon regard d’enfant se pose sur la rivière qui coule au bout du jardin, l’eau emporte avec bienveillance les petites peines, les chagrins légers, et je rentre apaisé de l’école, je m’abandonne aux jeux, aux amis imaginaires ou réels, et je pose la promesse du temps sur mes doutes : oui, j’éprouve des choses étranges mais je suis un enfant. En un mot, on verra plus tard.
L’entrée au collège est une rupture brutale qui laissera des traces durables. Parce que mes parents ont de l’ambition à revendre, je quitte mes copains et mes copines, restés dans le collège de la petite ville, pour prendre tous les matins un car qui m’emporte dans la grande ville toute proche où je tue les heures en compagnie des gosses de l’élite commerçante locale, agités, incurieux et incultes, satisfaits en somme, qui m’initient à de nouveaux mots que je recherche, effrayé, dans le dictionnaire sitôt rentré chez moi, effrayé comme si les pages allaient conserver les traces de mon regard, de mes doigts, pour me dénoncer. Premières crises de larmes solitaires.
 

Tout cela est très mal. On ne m’a pas parlé d’enfer, mais je comprends peu à peu que je suis de ceux-là dont on se moque à l’occasion des blagues racontées à l’heure avancée de l’apéritif lorsque la famille au grand complet est réunie. Il y a le libraire, dont on dit qu’il fricote avec le fleuriste, en des termes mystérieux qui m’inquiètent autant qu’ils m’intriguent. Oui, c’est bien cela, je suis comme eux. Je me sens rougir et m’étonne qu’on ne me devine pas, que les adultes ne s’interrompent pas pour me regarder avec une soudaine suspicion.
Je découvre fortuitement la masturbation un soir dans mon lit et j’assisterai sans surprise, quelque temps plus tard, à l’écoulement de ce liquide blanchâtre dans mes draps ou dans mon pyjama, que je ne songe même pas à dissimuler et dont, d’ailleurs, on ne me parlera jamais. Je nourris mes mouvements frénétiques d’images non encore obscènes (je n’ai pas encore trouvé dans la maison, à force de recherches incessantes et sans réel but – sinon celui de percer le mystère des pièces –, la collection de cassettes pornographiques). Non, je pense à des visages de garçons, à des baisers, à leurs torses parfois : le gentil petit ami de ma sœur, le joli petit ami de ma cousine, à propos duquel j’échafaude des plans inimaginables visant à le piéger, à le contraindre à… à quoi ? Ce n’est pas bien clair encore… Je pense à un prof de sport à l’occasion.
En cinquième, parce que je suis calme, parce que j’ai de bonnes notes, parce que, c’est vrai, je préfère à la compagnie des garçons celle des filles, qui me le rendent bien (en sixième, on m’a collé dans les pattes la petite B. parce que, disait-on, elle m’aimait bien malgré les kilos que je m’étais choisis, pour aller voir en groupe Le Grand Bleu ; je lui tiendrai la main sans conviction en marchant dans les rues de Fontainebleau, ma main ou la sienne, peut-être les deux, est moite), parce que je fuis les conversations obscènes, les histoires de foot des garçons, deux redoublants feront de moi, toute l’année durant, leur bouc émissaire. Je suis seul avec ma honte, avec le mot « pédé » que je traîne en bandoulière ou, plus exactement, comme une seconde peau collante.
Et puis je découvre Le Complexe du homard. On y explique que l’homosexualité est un épisode fréquent de l’adolescence. Dès lors, je me raccroche désespérément à cette promesse et j’avance dans la vie d’une démarche de crabe : les désirs sont toujours là, qui m’offrent dans l’intimité des pièces – ma chambre, le salon, la salle de bain – des moments délicieux, nourris des films de mon père que j’ai enfin trouvés ; et puis, passé la jouissance, j’enfouis ma tête dans l’oreiller et je pense à cette femme admirable qui va bientôt me sauver, avec laquelle j’ai tacitement fait un pacte, impatient parfois de cette conversion qui tarde, inquiet souvent : Françoise Dolto.


Commentaires

J'aime beaucoup ton billet, nostalgie des souffrances et des bonheurs, des découvertes et de la peur de l'avenir. Je m'y retrouve, parfois oui, parfois non. Chacun a son chemin mais les fossés s'y ressemblent beaucoup, comme les fleurs qui poussent au bord.
Mais que veut dire "G."? Excuse-moi si c'est indiscret.
Écrit par : calystee | 02 février 2009


Comme j'aime ce billet moi aussi. Et comme le fait de croire à ce complexe du homard (dont je découvre le nom en te lisant) m'aurait fait souffrir et perdre du temps inutilement. J'ai tellement voulu croire que j'allais changer. Je crois que je ne parviendrai jamais à accepter les années gâchées.
Écrit par : joss | 02 février 2009


Je n'ai jamais écrit de texte sur l'émergence de mon homosexualité parce que cette homosexualité n'a jamais représenté un heurt dans la construction de mon identité (et j'étais déjà suffisamment solitaire pour m'accommoder des humiliations). Quand je lis des témoignages comme le tien, j'échoue à m'identifier (ce qui ne veux pas dire que ton texte ne soit pas touchant, hein ! ^^)
Écrit par : Kab-Aod | 03 février 2009


> Calystee : c'est une bien gentille formule pour le pissenlit que j'étais... L'explication du "G." dans la troisième et dernière partie de cette réminiscence.
> Joss : je crois qu'on ne pouvait pas faire l'économie de ce par quoi nous sommes passés. Là où c'est désolant, c'est que ce drame personnel que certains se traînent parfois est soluble dans le regard d'un garçon plus audacieux que les autres, suffisamment en tout cas pour nous aider à passer le cap. Quoi qu'il en soit, c'est bien ton histoire de chaussures roses tellement emblématique (pas tant pour le choix de la couleur que pour les réactions des adultes) qui m'a incité à écrire ça. Mais tu t'en doutes certainement. J'ai aimé ton texte. Vraiment. Je l'ai trouvé bouleversant et il a fait remonter une certaine révolte.
> Kab-Aod : je suis fasciné par les homos qui n'ont aucunement souffert de cette étape difficile de la construction. Reste que les causes de ce chemin de traverse qu'empruntent d'autres, qui fait que la question de l'homosexualité passe parfois très rapidement au second plan, ne signalent pas nécessairement le simple et solide bonheur de l'enfance j'imagine.
Écrit par : christophe | 05 février 2009


Le 'bouc émissaire' des deux redoublants de cinquième.....
A chaque fois que je lis ce style d'histoire (un peu comme celle de la 'pochette rouge' de Joss) j'ai un vent de révolte qui se lève en moi. Même en sachant que, par la suite, Dolto, puis une certaine forme de sérénité ont pris la relève chez toi.
Je peux pas accepter. Je peux pas pardonner. Même si c'est inutile et stérile, rétrospectivement. Pour toi, pour moi, Pour tous les autres. Je ne peux pas.
Écrit par : Lancelot | 10 février 2009


> Lancelot : J'en suis exactement au même point que toi...
Écrit par : christophe | 16 février 2009


Je suis revenue avec le poison dans le crâne, mes yeux ne voyaient que la peur.
J'ai suspecté ma maison, j'ai pensé que mon amour m'avait trahie.
Les rêves : une maison pleine de terre, jusqu' à 2 mètres, et de bestioles, une maison-cercueil.
Je suis revenue, et il m'a fallu une semaine pour voir de mes yeux sans la peur.
Sur son torse, de légères gouttes de larmes ont permis de m'apaiser, je comprenais que la trahison venait de chez eux, de leur maison, et non pas de la mienne.
Je suis revenue, et j'ai fait le rêve du colt près de l'entrée de la maison.
L'homme m'a vu et a voulu se saisir du pistolet, je l'ai pris avant lui et j'ai tiré. J'ai tiré sans viser et il est mort.
Je suis revenue du Luxembourg où ils ont joué leur rôle de parents, j'ai parlé de R., je me suis endormie et me suis réveillée dans le vide. La trahison venait d'eux : comment aimer son enfant en faisant abstraction de ce qu'il est en tant que personne ?
Trahie par ceux qui m'ont fait.
J'ai cru que la trahison venait de chez moi (ma maison), j'ai suspecté tout autour de moi, j'ai défait l'amour, je l'ai refusé.
Ils ont détruit ma maison tant la leur est basée sur du pourri.
Je ne remettrait pas un pied dans la tombe de sitôt...
Écrit par : Yohanna | 24 février 2009

dimanche 11 janvier 2009

Des autres

J’ai eu envie de marcher ce soir vers Pigalle, emmitouflé dans un manteau chaud. J’ai retiré mes lunettes. Les lumières rouges, vertes et bleues se diffusaient maladroitement sur ma rétine devenue buvard. Je marchais d’un pas décidé, j'étais de ceux qui savent où ils vont : dans la tiédeur orangée d’un intérieur lorsque tombe le jour et que les premières lampes irisent modestement l’angle des meubles ; ou alors dans la chambre d’un hôtel borgne pour me livrer à quelque trafic. (Dans une petite niche, à hauteur des yeux, aux abords de l’entrée d’un hôtel qui tente maladroitement de rompre avec la concupiscence marchandisée ambiante, une scène de la nativité : la chapelle de Sainte-Rita). Ou alors dans un sex-shop, payer cinq minutes de plaisir dans l’exiguïté d’une cabine noire, une danseuse se trémoussant, effeuillée au rythme d’un morceau de musique électronique déjà daté. Ou alors, je suis un flic en civil, enquêtant sur un réseau de prostitution non encore délocalisé, des jeunes filles de l’Est ou d’Afrique, vendues par leur frère, leur petit ami, ou bien appâtée par une petite annonce promettant un travail honnête, un salaire alléchant pour peu que l’on sache un peu se démener.
Je croise les touristes émoustillés par les devantures rouge et or, les petits couples entre deux-âges venus s’encanailler, chercher des accessoires, des déguisements de soubrette, d’infirmière, pour madame, que sais-je encore, et de jeunes hommes qui se bousculent le désir vissé aux reins.
Je me fais héler à l’occasion, ce que j’entends par-dessus la musique qui passe à mes oreilles, en allemand, en russe, en français (« prix d’ami pour les gens du quartier »). Je souris et je poursuis ma route, je traverse quelques rues.

Et je commence à descendre la rue des martyrs, nettement fréquentable : les familles font la queue à la boulangerie, poussent des landaus, font pisser les chiens. Mais nous sommes encore en lisière : des loulous rôdent, à la recherche, peut-être, d’une proie facile ou d'un refuge dans la cabine où je croyais aller tout à l’heure. Je me suis assis à une terrasse de café, dehors, à l’angle de la rue Choron. Un vieux monsieur est debout, immobile, son béret vissé sur la tête, fumant sa cigarette sans détacher ses yeux de la petite flamme bleue du brasero. De temps à autre, il parle. Je tends l’oreille pour essayer de comprendre ce qu’il dit, en vain, sa voix couverte par des cris de femmes au loin, des rires, et par celle, éraillée d’une vieille femme qui, à la table à côté, explique qu’à 11 ans, elle a lu J’irai cracher sur vos tombes, en se contentant des « passages cochons ». Les rires fusent.



Commentaires

Picalle, Place clichy, Blanche, barbès...j'adore ce coin et ces quartiers. Mais, la plupart de mes amis préfèrent les quartiers plus in (St michel, Luxembour, marais etc.), j'y suis donc le plus souvent en solo...

Écrit par : Fayçal | 12 janvier 2009

Ce sont des quartiers assez chargés, lourds de sens, sexualisés et douteux : dans tes amis qui leur préfèrent d'autres plus chics, y a-t-il beaucoup de filles ? Quand je suis passé près d'un fast-food, là-bas, j'ai pensé à toi...

Écrit par : christophe | 13 janvier 2009

ah! le kfc...?!
Oui ce sont des filles (en écrivant, je me rends compte que de toue façon, je n'ai presque pas d'amis -garçons-^^...tu es le seulllllllllllllllllll!)

Écrit par : Fayçal | 14 janvier 2009

> Fayçal : il y a longtemps que je n'ai pas suscité autant de "l"

Écrit par : christophe | 14 janvier 2009

Des lisières

J’ai toujours habité en lisière. La maison de mes parents était à quelques mètres d’une autre petite ville où reposent l’essentiel de mes souvenirs : c’est bien dans cette autre ville que j’ai été à l’école primaire, que j’allais faire les commissions avec ma grand-mère ou ma grand-tante ; c’est là-bas, plus âgé, que j’allais marcher la nuit à la recherche de mon identité, dans les ruelles, sur le pont ou au bord de l’eau.

Quand j’ai emménagé avec G. dans une collocation chahuteuse à Antony, les maisonnettes qui étaient de l’autre côté du trottoir dépendaient de Fresnes. Des fenêtres de notre appartement, nous voyions la prison.

À Montrouge où je me suis installé après notre séparation, reprenant le studio d’une amie, j’étais sur l’avenue frontière entre Montrouge et Malakoff. J’avais passé une nuit chez elle avant de me décider à prendre l’appartement. Dans l’immeuble en face, un homme torse nu était apparu dans l’embrasure d’une fenêtre, que je n’ai jamais revu : l’immeuble était en fait un hôtel.

Et aujourd’hui encore, je suis à la lisière entre le neuvième arrondissement et le deuxième. C’est le deuxième que je traverse le plus souvent pour rejoindre mes amis ; mais c’est dans le neuvième que je déambule plus volontiers, à la recherche de ces chers cafés où me poser pour lire et écrire.


 
 
 
 
 
 
Commentaires

Moi aussi, je suis un homme de lisière. Quand j'étais enfant, l'autre commune commençait de l'autre côté de la rue. Ici, je travaille sur Lyon, mais à dix mètres du panneau de la commune d'à côté. J'ai habité dix-sept ans à la frontière entre le 3° et le 6° arrondissement, et maintenant, depuis dix-huit ans, j'habite à celle entre le 3° et le 7°. Penses-tu que cela ait un rapport avec notre personnalité ou que ça peut influer sur elle?

Écrit par : calystee | 11 janvier 2009 

Et en écrivant, il y a régulièrement une autre lisière dont tu te rapproches : le bord poétique du langage!

Écrit par : Andesmas | 12 janvier 2009 

ce n'était pas trop glauque à Fresnes? Je me souviens d'un ami qui voyait de son appart' le cimetière. Mouvement de recul, la première fois que je me suis mis à la fenêtre...

Écrit par : fayçal | 12 janvier 2009

> Fayçal : non, ce n'était pas glauque, d'une part parce qu'on ne donnait tout de même pas sur le mur de la prison, d'autre part parce que c'était la fiesta 4 jours sur 5 ! Quand je vais en vacances chez G et J, ma fenêtre de chambre donne sur le cimetière. Ce n'est pas du tout un problème, et j'aime les cloches qui sonnent heures et demi-heures (oui, j'ai le sommeil lourd).
> Andesmas : bah dis donc !
> Calystee : je ne sais pas mais je me suis souvent posé la question de la possible influence (mais dans quel sens ?)

Écrit par : christophe | 13 janvier 2009  
 
C'est l'homme torse nu qui t'avait finalement décidé à prendre l'appart ? Cruelle désillusion à l'arrivée, en découvrant qu'il ne s'agissait que d'un hôtel, alors....
De la lisière entre l'espoir et la déception, entre ce qu'on espère et ce qu'on obtient, entre les immeubles et les auberges....

Écrit par : Lancelot | 18 janvier 2009

> Lancelot : J'ai souvent dit qu'il avait été déterminant. Mais je conserve de bons souvenirs de ces voisins éphémères, parfois impudiques. Ma mère m'avait même offert une paire de jumelles au cas où il me prendrait l'envie de me livrer au voyeurisme...

Écrit par : christophe | 23 janvier 2009

samedi 10 janvier 2009

De la récurrence



Je claque la porte, pose mes clés sur le petit meuble en bois de l’entrée. Tout est silencieux.

Depuis mon départ, quelque chose de lourd, le poids d’une tension, d’un mystère bientôt levé, a envahi l’appartement.

Parfois, je retrouve les disques ou les partitions d’une vieille femme, dans un meuble assez laid de la chambre tout simplement oubliée depuis sa mort. Il y a là un lit et des objets qui ont pris la poussière. « Comment ai-je pu l’ignorer si longtemps ? »

___


Je claque la porte, pose mes clés sur le petit meuble en bois de l’entrée. Tout est silencieux.

Depuis mon départ, quelque chose de lourd, le poids d’une tension, d’un mystère bientôt levé, a envahi l’appartement.

Parfois, je découvre une seconde cuisine. « Mon Dieu, comment ai-je pu ne pas la voir toutes ces années… » L’évier est sale, et dans la pénombre mes pas vont à la rencontre de caisses, de vieux ustensiles posés à même le sol. Mes pieds cognent dans les objets qui rendent un son mat de bois, ou métallique, le fer rouillé raclant le carrelage. Je m’accroche, un peu inquiet, pour ne pas tomber. Il y a le plaisir, bien sûr, de penser à ce que je vais pouvoir faire de cette pièce, mais toujours vite balayé : quelque chose de poisseux s’en dégage et en ma mémoire abîmée le souvenir diffus d’une grande peur. « Pourquoi ai-je oublié jusqu’à l’existence de cette pièce ? »

___

Je claque la porte, pose mes clés sur le petit meuble en bois de l’entrée. Tout est silencieux.

Depuis mon départ, quelque chose de lourd, le poids d’une tension, d’un mystère bientôt levé, a envahi l’appartement.

Mes yeux se posent sur une vieille porte en bois, curieusement ancienne pour cet appartement. Et surtout, pourquoi ne l’ai-je jamais remarquée auparavant ?

Je prends une profonde inspiration, j’hésite un instant, puis la pousse. Elle s’ouvre sur un long couloir creusé à même la roche et qui avance en serpentant. Il est sombre, mais des murs irradie une pâle lumière verte. Au loin, étouffé, je devine le bruit de l’eau qui s'écoule en torrent. Les parois de pierre sont humides, un liquide visqueux suinte. Je marche pendant quelques minutes. Une lueur verte grandit à mesure que j'avance. Le couloir débouche sur une espèce de jardin intérieur. Face à moi, un très haut mur couvert de mousse, duquel tombent en bouillonnant des litres et des litres d’eau qui noient peu à peu l'herbe. Je m’approche d’un long préau qui délimite, à gauche, ce jardin abandonné. Mes pieds s’enfoncent dans la boue. Sous ce préau bordé de vieilles tables, d’établis, sont disséminés de vieux ustensiles de cuisine : hachoirs, presse-purée… Une vieille machine à laver également, ainsi que beaucoup d’objets dont je ne comprends pas l’usage. Toutes ces choses abandonnées, pullulantes, qui exsudent un infini sentiment de détresse, laissent toutefois l’espace dégagé d’un petit passage que j’emprunte, et qui ne mène nulle part, je le sais, qui meurt à l’autre extrémité du préau. Il y a au bout une dernière table que je distingue à peine et sur laquelle sont posés les objets qui font le sens même de ce rêve. Je me mets à trembler de tous mes membres, animé par l’envie d’aller au bout de ce chemin et la peur panique de ce que je vais y découvrir.

Je me réveille. 

Commentaires d'origine

Très belle alliance du texte et de la musique.
Écrit par : calystee | 10 janvier 2009
 
Je me suis laissé emporter entre la musique et les mots. J'ai beaucoup aimé.
Écrit par : Marc | 10 janvier 2009
 
Est-ce que c'est un rêve récurrent ou bien un que tu as fait récemment ?
Écrit par : Lancelot | 11 janvier 2009
 
J'avais oublié le titre, excuse-moi. Ça revient régulièrement, donc. Le truc des ustensiles ménagers abandonnés, c'est vrai que ça a un côté troublant, dérangeant, angoissant même. T'es jamais allé jusqu'au bout pour savoir ce qu'il y a sur la dernière table ?
Écrit par : Lancelot | 11 janvier 2009
> Calystee et Marc : Merci. Pour la musique, il s'agit de la BO d'un film, Deux sœurs.
> Lancelot : Oui, c'est récurrent. Les trois formes de ce même rêve alternent. Et non, je n'ai jamais été voir ce qu'il y a sur la table.
Écrit par : christophe | 11 janvier 2009
J'ai lu une première fois sans la musique...et une seconde fois avec la musique. Avec la musique, pur délice...de plus, la durée est presque calquée sur la durée de lecture du texte (enfin avec mon rythme de lecture).
Écrit par : Fayçal | 12 janvier 2009
 
Comment sais-tu que les objets sur la dernière table font le sens même de ce rêve ?
Tu travailles sur les objets ?
Écrit par : Yohanna Uzan | 13 janvier 2009
 
c'est good baby
Écrit par : Yohanna Uzan | 13 janvier 2009
> Fayçal : oui, j'ai utilisé ta vitesse de lecture comme référence.
> Yo : Oui, on dirait bien que je bosse sur les objets ;-)
Écrit par : christophe | 13 janvier 2009
y- aura-t-il une suite, qu'on sache quel objet fait sens ?
Écrit par : Yohanna Uzan | 16 janvier 2009

Un appartement bien inquiétant, mais auquel l'atmosphère onirique restituée par ta plume confère un je-ne-sais-quoi de fascinant, d'attirant...
Écrit par : Jay | 01 janvier 2011
> Jay : Cela fait très longtemps que je n'ai pas fait un rêve de ce genre... En tout cas, rien à voir malheureusement avec la maison que tu décris et qui semble largement consacrée au plaisir...
Écrit par : christophe | 09 janvier 2011