jeudi 5 février 2009

Dans l'attente du sauvetage : G. (partie III)

Les yeux posés sur l’écharpe fissurent bien des murs (j’écoute alors Pink Floyd en boucle), m’invitent au combat. P. n’est pas ce qu’on appelle un élève travailleur et, un vendredi, en rentrant de déjeuner, j’apprends qu’il est renvoyé : je le vois passer, son sac sur le dos, l’air renfrogné. Je déboule dans le bureau d’une gradée quelconque et je braille, je me scandalise : l’échelle des sanctions n’a pas été respectée. J’attrape le prof d’allemand qui passe par là, prêt à nous faire cours et je lui explique la situation. J’ai un peu de crédit, il est prêt à nous suivre : nous nous installons par terre devant la classe pour obtenir un conseil de discipline en bonne et due forme. Il aura lieu et nous obtiendrons un simple renvoi d’une semaine et la promesse d’un travail acharné. J’aide P. à faire ses devoirs d’allemand (techniquement parlant, je les lui fais). Le borgne qui guide l’aveugle, mais au moins puis-je passer un peu de temps en tête à tête avec lui flanqué d’un alibi scolaire. À ses yeux et aux miens.
L’entrée à l’université est une libération. Les cours me plaisent et j’apprends sans difficulté les théories, les noms et les expérimentations qui ont fait date en psychologie sociale. Les cours de psychologie clinique et de psychopathologie m’enthousiasment, clarifient certaines choses. Si je me sens rougir à l’occasion (« si l’homosexualité a été rayée du DSM IV, c’est suite à la pression exercée par le lobby gay américain »), je trouve un nouveau souffle.
J’ai presque réussi à me persuader que l’hétérosexualité est une voie accessible, que c’est la sexualité elle-même (et pour des raisons que je devine) davantage que l’hétérosexualité qui me pose problème. Un soir, dans sa petite chambre de 7 m2, tout confort sur le pallier, j’embrasse Caroline. Je l’embrasse et je la déshabille. J’embrasse ses seins, caresse la soie de sa peau et hume le légendaire parfum d’un sexe de femme. Je joue avec mes doigts, avec ma langue, dans le souvenir sans conviction de ce que j’ai pu glaner ici ou là. Je ne suis pas complètement convaincu, elle non plus assurément, mais enfin, j’ai franchi un cap.
Il y a à présent une telle distance – dans la solitude de soirées sans fin, qui me laissent insomniaque, l’angoisse à l’occasion me terrasse – une élaboration à ce point aboutie que je peux même en jouer. Je ris avec Juliette de ses provocations qui me placeraient volontiers dans les bras d’un homme et, avec mon cousin Alexandre, nous jouons au petit couple charmant lors des repas familiaux qui nous ont rendus inséparables. On se donne du « trésor », on se passe la main dans les cheveux. « Alexandre est très amoureux de toi ! » me dit une de mes tantes, mi-provocatrice, mi-amusée, qui nous voit un jour faire notre petit numéro. J’aimerais trouver l’occasion de dire à ce cousin, un jour, à quel point il ne s’agissait que d’un jeu.
Mais il y a des lézardes, qu’il me coûte parfois de ne pas voir, sur la belle construction sociale proposée au monde. Il y a cette amie retrouvée qui me propose d’aller à la Gay Pride, à laquelle je vais, effectivement, flanqué de Juliette (on lui a loué un fauteuil roulant afin qu’elle ne fatigue pas trop) et… Caroline. J’en repars avec une pancarte d’Act Up (« ma femme est morte »). Il y a cette sortie que je tente, dans le Marais, entre deux cours, m’égarant dans le quartier Juif sans jamais trouver l’ambassade des gays (il est trop tôt pour que j’emploie le mot « pédé »). La douleur est diffuse et ses accès épisodiques. Il y a cet homme avec qui je sympathise lors d’une manifestation contre le sida et qui me dit avec gourmandise, parce qu’une abeille me tourne autour : « tu dois avoir la peau sucrée ».
Et puis il y a cette fameuse soirée organisée par Hélène, dans la maison de sa mère où elle réunit, le temps d’un week-end, ses vieux amis et les nouveaux, ceux qu’elle a rencontrés dans le centre de loisirs où elle travaille à présent pour payer ses études. Il y a G., un homosexuel de 24 ans. Il y a Caroline et moi. Trouble violent. Il y a G. Il est homosexuel, il est mignon et je devine que je ne le laisse pas indifférent. En une nuit, tout s’écroule, la patiente mais laborieuse édification s’effondre sur ses bases et laisse apparaître et le cœur et le désir.
Ils ont tous promis de passer me voir le lendemain à la piscine où, pour gagner un peu d’argent, je nettoie toute la journée les vestiaires, calme les gosses qui courent partout. Une jeune MNS avec qui j’ai sympathisé m’a parlé de sa bisexualité. Et il y a le jeune maître nageur qui se récrierait peut-être si je lui parlais aujourd’hui du jeu ambigu auquel il jouait.
Ils m’ont promis de passer mais ne viennent pas. Je les guette, je les attends parce qu’un processus difficile est enclenché qui réclame, pour aboutir – au risque qu’il aboutisse –, leur présence. De sa présence. Je pars de la piscine à 19 heures. Je rentre chez moi en longeant la rivière. J’écoute en boucle sur mon baladeur Les Dingues et les Paumés. Les larmes coulent sur mes joues à cause de l’évidence et du choix que je dois à présent faire. Je pleure, une partie de la nuit, de peur et de déception, mes nerfs comme tenus à bout de bras et que j’esquinterais le long d’un mur.
Mais. Mais j’invite Hélène le lendemain soir à dormir chez moi. Allongés sur mon lit, je tente de lui faire répéter ce qu’elle m’a confessé quelque temps auparavant, à savoir que si elle devait tenter une expérience homosexuelle, c’est avec E. qu’elle aimerait l’avoir, à cause de ses gros seins. Je la force presque à redire cela, pour pouvoir ajouter quelque chose comme « moi aussi ». Et je dis avec une facilité qui me déconcerte : « Moi, c’est avec G. que j’aimerais. » Elle écarquille les yeux, elle est hilare. C’est bon ce sourire vissé sur ses lèvres qui me disent, sans qu’un mot ne soit prononcé : « ce n’est rien, ce n’est pas un problème ».
Elle me téléphone le lendemain. Elle a prévenu G. qui viendra le soir même de Vincennes pour… Pour ? Pour en parler sans doute.
On se retrouve chez Hélène tous les deux, dans le jardin, assis sur un banc. Il est méfiant (comme je le comprends), mais ne cache rien de l’envie qu’il a d’aller plus loin. Je lui promets de venir le voir à Paris trois jours plus tard.
Je descends du train à la gare de Lyon. Il est au bout du quai, avec une amie qui a à faire dans le coin (en réalité dévorée de curiosité). Nous allons dîner en terrasse au Chat noir. Je suis inquiet mais heureux, paniqué mais apaisé : il est volubile et doux. Il sait qu’il sort tout à la fois un jeune provincial et un jeune amant possible, terrorisé, dont il pressent les failles, les hésitations, qui pourraient le conduire à s’enfuir. Après le dîner, il m’emmène sur l’Île du martin-pêcheur. Des couples dansent sur de très vieilles chansons que je connais presque par cœur. Assis à la lourde table en bois, sirotant une bière, je les regarde s’amuser et je devine le regard de G. qui me couve. On fait le tour de l’île, puis on s’installe sur un tronc d’arbre coupé. Au bout d’un long moment qui diffère encore un peu l’évidence, il me regarde dans les yeux et me dit quelque chose comme « depuis un moment, il y a quelque chose que j’ai très envie de faire… ». Je ne le laisse pas achever et je me jette sur ses lèvres. Il s’agit à ce jour de mon plus long baiser. Un peu plus tard, il m’expliquera qu’il n’ambitionnait, lui, qu’un chaste baiser sur mon front.
Il y aura encore quelques crises de larmes, de peur et de soulagement mêlés. J’aurai encore un temps le besoin de (me) mentir : je céderai aux anciennes avances d’Hélène et me déclarerai bisexuel. Mais au fond – et je ne me lasse pas de trouver cela incroyable – l’essentiel de ma honte, de mes peurs, celles qui m’avaient conduit à la limite de la dépersonnalisation, à la certitude d’un suicide qui viendrait tôt ou tard me délivrer, ces angoisses-là, poisseuses, ont été liquidées en très peu de temps. À l’époque, j’ai écrit une longue nouvelle sur le garçon de terminale pour achever de me délivrer de mon reflet autoritaire. Et je redevenais normal.

À G., mon sauveur.


Commentaires

Je tiens à te dire merci pour ces trois billets (et merci à G. !)
Moi aussi, je reste stupéfait de voir comment tant de peurs peut d'effacer avec un déclic finalement si... si bref ?
Écrit par : joss | 05 février 2009 

J'ai ma réponse. G est celui qui, avec un baiser, t'a éloigné du suicide. Tu as eu la chance de le rencontrer quand il fallait. Mais ne crois-tu pas que, malgré les apparences, l'acceptation de leur homosexualité par les jeunes n'est pas plus évidente aujourd'hui qu'il y a quelques années? Je ne suis pas sûr que cela soit plus facile pour eux. Et en plus, il y a tout le côté "interdit à braver" dont la disparition a largement affadi ces premiers émois.
Écrit par : calystee | 05 février 2009

Je suis persuadé que ce n'est pas plus facile aujourd'hui qu'avant. Les choses sont différentes, voilà tout.
Quand à la 'magie du déclic', j'ai une autre théorie (qui n'engage que mon, bien sûr) : l' "avant" paraît toujours, rétrospectivement, horriblement long et pénible. L' "après", par comparaison, incroyablement facile et fluide. Mais le déclic a fait amorcer un mouvement. Alors qu'avant, ça 'stagnait'. Le mouvement entraîne rapidement peurs et angoisses vers le large, en nécessitant beaucoup moins d'énergie que les vagues qui se brisaient le nez sur le barrage du à franchir.
Mon Dieu que ma métaphore est naze. Tant pis, je vais cliquer quand même. Noix d'or du commentaire le plus nul de l'année. je me l'auto-décerne.
Oups, avant de cliquer, ne pas oublier de te remercier sur ces trois notes dans lesquelles, on aura tous retrouvé, au moins des morceaux de nous-mêmes.
Écrit par : Lancelot | 10 février 2009

Merci Christophe pour ce triptyque de ton histoire personnelle. Comme Lancelot, je pense que l'on y reconnaît facilement quelques bribes de nous...
Peut-être avons-nous tous un G. que l'on devrait remercier de nous avoir permis un jour d'être un peu plus nous-même, d'accepter les conflits qui jusqu'à ce moment où tout balance nous animaient, nous hantaient...
Je suis surpris de tant de précisions dans tes souvenirs... A croire que ces choses-là ont laissé une trace indélébile en toi.
Enfin, tout simplement merci!
Écrit par : Andesmas | 12 février 2009

> Andesmas : suggères-tu que tu n'as pas les mêmes souvenirs, ou autant ? Voilà qui est curieux... Oui, ils ont laissé une trace indélébile et je ne vais pas m'avancer à dire qu'il s'agit d'une force ou d'une faiblesse à présent. Je n'ai pas la moindre idée sur la question. Ça me constitue, c'est tout.
Écrit par : christophe | 16 février 2009

> Calystee et Lancelot : Disons que je pense que les jeunes peuvent plus facilement trouver des modèles gays valorisants, ce qui est un phénomène assez nouveau. Après tout dépend des interdits qu'ils ont intériorisés : je suppose que dans les familles croyantes (ou simplement rigides sur cette question-là [là, je pense au "vice bourgeois" ou à la "perversion occidentale"]), les choses demeurent compliquées. Quant à l'interdit à braver (ah le délicieux parfum de la transgression auquel j'ai tout de même goûté, mais après), il est certain qu'il procure un picotement délicieux. Sans doute, sortir dans une boîte à cul aseptisée avec des fringues datant de plus d'un an constitue, aux yeux de beaucoup, une transgression suffisante. Quoi ? Qui a dit "vieux con" ?
> Joss : Merci à toi mon grand !
Écrit par : christophe | 16 février 2009

J'ai autant de souvenirs sur mon premier baiser, et ceux qui ont suivi. J'ai le souvenir de l'émotion, de l'intensité du moment et des circonstances, bien sûr.
Par contre, mon chemin vers l'acceptation n'a pas été très sinueux, et j'ai donc peu de souvenirs sur mon questionnement. J'ai le vague souvenir, un jour, d'avoir compris que je préférais les garçons aux filles. Comme j'aimais dire : "Au début, j'avais le fantasme de coucher avec un garçon. Avec le temps, j'ai compris que coucher avec une fille relevait de la science-fiction!"
Derrière ces mots que je voulais drôles et si ce premier baiser a levé de nombreux doutes, il n'a pas répondu à une question qui m'est plus existentielle que le sexe de la personne que je peux aimer. Comment ai-je envie et suis-je capable d'aimer, et qu'attendre de l'amour?
J'ai bien une idée, mais je suis assez résigné.
Écrit par : Andesmas | 17 février 2009

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