mardi 3 février 2009

Dans l'attente du sauvetage : G. (partie II)

J’avance en crabe, c’est-à-dire que je trouve tout de même un peu de réconfort à croire, à penser, à me persuader, que la jeune fille pâle et timide qui vient d’arriver en seconde sera la femme de ma vie. En quelques jours, j’en fais mon amie de cœur, taisant ces sentiments que je nourris de pureté jusqu’à l’écœurement. J’écris des poèmes, écrasé d’un sentiment de solitude confortable. Caroline. J’avance en crabe parce que je vois à l’occasion des films en cachette – Maurice, My Beautiful Laundrette – qui entrouvrent le rideau, qui décollent le masque (je ne sais quelle formule est la plus juste), angoisse que je dissimule comme je peux derrière l’image d’un jeune homme sombre et solitaire, au visage maigre et romantique. Quand la menace se fait trop pressente, quand je perçois dans le regard d’autrui un soupçon, un doute, je m’invente une histoire amoureuse malheureuse, histoire à laquelle je crois sans difficulté – Caroline elle-même n’est-elle pas inaccessible ? –, à laquelle je crois d’autant plus facilement qu’elle explique, à mes yeux, aux yeux des autres, mon indifférence à quelques jeunes filles sensibles à mes joues pâles, à mon air un peu maladif, à ma gentillesse aussi.
J’embrasse une première jeune fille rencontrée dans un bal villageois. Puis romps bien vite à l’heure où je ne devrais désirer qu’une chose : déboutonner sa chemise. Une puis une autre. J’embrasserai sans réelle conviction les seins d’une troisième qui me dira, alors que je romps pour d’obscures raisons, que je lui fais penser à un ami gay.
J’avance en crabe mais j’avance tout de même. J’ai des amis avec lesquels je m’amuse, mais auxquels je me sens parfois contraint d’expliquer, au moyen d’autres mots, de douleurs inventées, ma nature maussade. J’ai des amis mais mon secret dévore peu à peu l’espace, celui que j’appelle par-devers moi mon reflet est en train de me supplanter. Encore un effort et je serai un Autre absolu.
Je me prends de passion pour la psychanalyse, à la faveur d’un livre trouvé chez une de mes tantes. Ça m’apaise et ça me terrorise tout à la fois. Je trouve la paix dans les ornières, dans ce « hormis la psychose, rien n’est vraiment grave » et je renoue avec l’angoisse à lire l’expression « perversion de l’objet ».

Je continue à embrasser des filles, l’alcool aidant, en regardant du coin de l’œil le frère, le cousin ou l’ami. Un moment de honte absolue et qui me fait rire alors que je me le remémore en cet instant. À l’occasion de vacances à la montagne, le petit ami de ma cousine, celui pour lequel j’échafaudais des plans terribles, est pris en photo par mon beau-frère, alors qu’il est en train de pisser au bord de la route. Évidemment, la photo a disparu de l’album qui circule de mains en main ce dimanche-là. Je m’isole avec les négatifs que je scrute à la lumière blanche du mois de février. « Mais qu’est-ce que t’es en train de faire ? » me demande mon beau-frère qui vient de me surprendre. J’ai 17 ans je crois, et je bredouille une explication – comment peut-il même feindre de me croire ?
christophe2.jpgMais les longues heures que je passe au téléphone avec Caroline, sitôt rentrés du lycée, qui provoquent les hurlements de ma mère, brandissant la facture téléphonique, lissent tout, me réconfortent. Coûte que coûte, je dois m’accrocher à cet amour qui viendra à bout de tout, amour que je confesse à quelques-uns, à quelques-unes, leur faisant promettre le secret, paniqué à l’idée que Caroline ne l’apprenne ; pire : qu’elle veuille se rapprocher…
À l’occasion, je cède à mes pulsions, c’est-à-dire que je m’enferme dans le bureau de mon père et je fais un peu de minitel rose. J’initie alors ce pour quoi je développerai un talent certain ces derniers mois chez mes parents : les scenarii érotiques. Entre deux jouissances honteuses, et qui me laissent noir comme la terre, je découvre les mystères faciles à percer du désir autre. Le désir de l’homme de trente ans, de l’homme de quarante ans, m’apparaît comme une farce. Je le méprise (tout autant que je me méprise) d’accéder si facilement au plaisir. Les mots choisis, l’« alchimie » qui se dégage d’un mélange de timidité et d’audace, les conduisent vers moi l’écume aux lèvres. Cette aisance m’attriste : je déteste leur carne comme la mienne, je déteste ce plaisir-là qu’on m’a jeté au ventre.
Au monde, le masque lisse de l’élève studieux, au caractère parfois difficile, aux colères noires. Au monde intérieur, le chaos et la honte, le désir et son déni quasi-simultané, le plaisir et sa négation, les sentiments blancs et les envies de bestialité, violence qui me laissera mort peut-être.
Je lis avec des précautions que la raison seule ne réclamerait pas, mettant un soin méticuleux à replacer les revues dans leur ordonnancement initial, les articles qui se succèdent de semaine en semaine, toujours plus nombreux à mesure que les têtes célèbres tombent – Freddie Mercury, Rock Hudson, Cyril Collard, Hervé Guibert –, sur le sida. « Ils meurent par où ils ont péché » déclare un jour ma mère d’un ton qui emprunte autant à la sentence qu’à la théâtralité, et à qui je gueule « pauvre conne », ajoutant immédiatement devant son trouble qu’après tout, un de mes cousins, toxicomane, est en train d’en mourir.
Et puis, à l’hiver de mes 17 ans, ma forteresse en papier mâché tremble sur ses bases pour le sourire douloureux d’un garçon de ma classe qui, à la veille de vacances scolaires, dans un café de Fontainebleau où nous buvons bières sur bières, où nous évoquons sans trop y croire le bac qui approche, où nous jouons au baby-foot, où les profs en prennent pour leur grade, part prendre son train en oubliant son écharpe. Aujourd’hui, alors que j’écris, plus de quinze ans après, je sais qu’avec un effort dérisoire je retrouverai l’odeur de cette écharpe qui ne m’a pas quitté un instant durant ces vacances de Noël.


Commentaires

Qui dira les ravages de la psychanalyse sur des esprits pas préparés? Ton paragraphe: "Au monde, le masque..... mort peut-être", j'aurais pu l'écrire mot pour mot pour mon compte, avec, en différence je pense, le poids de la culpabilité de connaître ce désir face à l'emprise de la religion sur moi.
Une dernière chose: tu écris très bien.
Écrit par : calystee | 03 février 2009

Il est difficile de lire ce genre de billet sans chercher à faire de parrallèle avec son propre parcours. Le début de ce billet ressemble à ce que j'ai vécu mais je semble avoir été bien plus vite rattrapé par mes inhibitions, je me se suis bloqué, isolé, comme emmuré. Et la suite ne fut pas du tout la même. Comme si de mon côté j'avais passé 6 ans à hiberner.
Quelle savoureuse anecdote que celle de cette écharpe.
Écrit par : joss | 03 février 2009

> Calystee : je suis bien d'accord avec toi et j'irai même un peu plus loin : je pense que la vulgarisation des concepts psychanalytiques nous jouera des tours. Quant à la culpabilité nourrie de la religion, rétrospectivement, je pense ne pas avoir été complètement épargné. Je crois que la fascination qu'exerçaient sur moi les démons à l'adolescence, ce retournement des valeurs, mon goût pour l'image romantique d'un satan révolté contre son Dieu, n'était pas sans lien avec l'éducation religieuse que j'avais reçue, le discours de l'église sur la question que je n'ignorais pas. Enfin, merci pour ce compliment. Ça me touche.
> Joss : six ans d'hibernation à lire Auto-moto si j'ai bien compris... Je crois qu'on saute dans la première barque qui se présente, celle dont on croit qu'elle nous assura le secours...
Écrit par : christophe | 05 février 2009

D'accord aussi pour dire que ton écriture est excellente.
Écrit par : bregman | 05 février 2009

> Bregman : bah... merci ! et bienvenue !
Écrit par : christophe | 05 février 2009

Alors il était comment, le petit ami de ta cousine, en train de pisser, sur les négatifs...? Tu as pris des risques énormes en t'y prenant de cette façon... Moi je les aurais carrément volés, les négatifs... Commme ça par la suite j'aurais pu les faire développer ('développer', lol) et les mater tout seul bien tranquillos...
Je dis ça, je dis ça... Que de la gueule... A 17 ans je n'en menais pas bien large non plus....
Écrit par : Lancelot | 10 février 2009

> Lancelot : parce que tu imagines que j'aurais eu ce courage ? En écrivant cela, je me souviens de la première revue porno que j'ai achetée, tout tremblant, chez un marchand de journaux à l'autre bout de Fontainebleau. C'était en hiver. Je passais la soirée avec des copains, et cette revue sous plastique dans mon sac...
Écrit par : christophe | 16 février 2009

2 commentaires:

  1. Sombre dans le fond, brillant dans la forme.

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    1. C'est à la fois très ancien (à présent) et très vivant en moi encore. Merci.

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