lundi 2 février 2009

Dans l'attente du sauvetage : G. (partie I)

Je retrouve mon premier souvenir lié à l’homosexualité vers cinq six ans. J’ai déjà raconté l’anecdote : je suis assis à plat ventre dans le salon d’une vieille cousine du nord que je n’aime guère (à moins que je ne l’ai prise en grippe qu’après cet épisode) et je regarde avec attention un documentaire sur l’haltérophilie : des hommes en slip soulèvent à grand-peine leurs poids. Ça fait beaucoup rire – moi le premier – quand j’évoque ce souvenir qui me porte, enfant, à la lisière de la caricature. Mais je me souviens parfaitement que cette cousine, à qui ses lunettes faisaient de gros yeux sévères, trop permanentée, dont la respectabilité toute provinciale en faisait un personnage à la Chabrol, dit d’un ton suspicieux : « Mais qu’est-ce qu’il a, ce gamin, à regarder cette émission avec autant d’attention ? » Je prends un air penaud. Première occurrence de la honte. Ça vous vrille le cœur de pensées sans mots, et ça laisse – une plaie serait beaucoup dire, disons une encoche – oui, une encoche, sur votre personnalité naissante, encoche qui finira bien par devenir une déchirure, puis une fosse où se déverseront un temps toutes les petites expériences de l’humiliation que font, pas tous mais souvent, les jeunes homosexuels.
Christophe 1981''.jpgLe second souvenir remonte à mes sept ou huit ans. Je suis dans la cour, assis au pied d’un arbre. J’ai délaissé pour un temps le jeu des garçons et je regarde O., un petit garçon de ma classe que je connais depuis la maternelle, un petit garçon dont le nom a une consonance italienne, un petit brun au visage très pâle, très gentil, avec lequel je joue parfois le week-end parce qu’il est un voisin, je regarde O. et je me dis, j’ai l’impression d’avoir dit tout haut ces mots qui me font rougir, dans la prescience du regard noir qu’on m’opposerait : « qu’il est beau… ». Après, pendant quelque temps, je penserai qu’il aurait mieux valu peut-être que je sois une petite fille. Cela ne sera jamais très élaboré, et je ne me déguiserai pas dans le secret de ma chambre, je ne prétendrai pas qu’il y a eu erreur de Dieu ou d’un autre, mais c’est vrai, j’envierai un peu les petites filles qui peuvent annoncer en pouffant qu’elles sont amoureuses de Bertrand ou d’Olivier, d’Alexis ou de moi. Suffisamment, pour qu’en CM2, je joue un jeu ambigu avec J.-M. qui essaie de m’embrasser à plusieurs reprises dans la cour déserte, en m’expliquant qu’il regrette bien que je ne sois pas une fille, que si je voulais, je pourrais être « sa princesse ». Drôle d’idée. Je me demande ce qu’il est devenu.
Mais ce temps-là de l’enfance est doux, les feuilles tombent joliment à l’automne (nous nous amusons à en faire des « squelettes », ôtant soigneusement la pulpe desséchée) et je ramasse des kilos de marrons ; les hivers me semblent éternellement enneigés. Ce temps-là est doux, et malgré de petites pointes de détresse, mon regard d’enfant se pose sur la rivière qui coule au bout du jardin, l’eau emporte avec bienveillance les petites peines, les chagrins légers, et je rentre apaisé de l’école, je m’abandonne aux jeux, aux amis imaginaires ou réels, et je pose la promesse du temps sur mes doutes : oui, j’éprouve des choses étranges mais je suis un enfant. En un mot, on verra plus tard.
L’entrée au collège est une rupture brutale qui laissera des traces durables. Parce que mes parents ont de l’ambition à revendre, je quitte mes copains et mes copines, restés dans le collège de la petite ville, pour prendre tous les matins un car qui m’emporte dans la grande ville toute proche où je tue les heures en compagnie des gosses de l’élite commerçante locale, agités, incurieux et incultes, satisfaits en somme, qui m’initient à de nouveaux mots que je recherche, effrayé, dans le dictionnaire sitôt rentré chez moi, effrayé comme si les pages allaient conserver les traces de mon regard, de mes doigts, pour me dénoncer. Premières crises de larmes solitaires.
 

Tout cela est très mal. On ne m’a pas parlé d’enfer, mais je comprends peu à peu que je suis de ceux-là dont on se moque à l’occasion des blagues racontées à l’heure avancée de l’apéritif lorsque la famille au grand complet est réunie. Il y a le libraire, dont on dit qu’il fricote avec le fleuriste, en des termes mystérieux qui m’inquiètent autant qu’ils m’intriguent. Oui, c’est bien cela, je suis comme eux. Je me sens rougir et m’étonne qu’on ne me devine pas, que les adultes ne s’interrompent pas pour me regarder avec une soudaine suspicion.
Je découvre fortuitement la masturbation un soir dans mon lit et j’assisterai sans surprise, quelque temps plus tard, à l’écoulement de ce liquide blanchâtre dans mes draps ou dans mon pyjama, que je ne songe même pas à dissimuler et dont, d’ailleurs, on ne me parlera jamais. Je nourris mes mouvements frénétiques d’images non encore obscènes (je n’ai pas encore trouvé dans la maison, à force de recherches incessantes et sans réel but – sinon celui de percer le mystère des pièces –, la collection de cassettes pornographiques). Non, je pense à des visages de garçons, à des baisers, à leurs torses parfois : le gentil petit ami de ma sœur, le joli petit ami de ma cousine, à propos duquel j’échafaude des plans inimaginables visant à le piéger, à le contraindre à… à quoi ? Ce n’est pas bien clair encore… Je pense à un prof de sport à l’occasion.
En cinquième, parce que je suis calme, parce que j’ai de bonnes notes, parce que, c’est vrai, je préfère à la compagnie des garçons celle des filles, qui me le rendent bien (en sixième, on m’a collé dans les pattes la petite B. parce que, disait-on, elle m’aimait bien malgré les kilos que je m’étais choisis, pour aller voir en groupe Le Grand Bleu ; je lui tiendrai la main sans conviction en marchant dans les rues de Fontainebleau, ma main ou la sienne, peut-être les deux, est moite), parce que je fuis les conversations obscènes, les histoires de foot des garçons, deux redoublants feront de moi, toute l’année durant, leur bouc émissaire. Je suis seul avec ma honte, avec le mot « pédé » que je traîne en bandoulière ou, plus exactement, comme une seconde peau collante.
Et puis je découvre Le Complexe du homard. On y explique que l’homosexualité est un épisode fréquent de l’adolescence. Dès lors, je me raccroche désespérément à cette promesse et j’avance dans la vie d’une démarche de crabe : les désirs sont toujours là, qui m’offrent dans l’intimité des pièces – ma chambre, le salon, la salle de bain – des moments délicieux, nourris des films de mon père que j’ai enfin trouvés ; et puis, passé la jouissance, j’enfouis ma tête dans l’oreiller et je pense à cette femme admirable qui va bientôt me sauver, avec laquelle j’ai tacitement fait un pacte, impatient parfois de cette conversion qui tarde, inquiet souvent : Françoise Dolto.


Commentaires

J'aime beaucoup ton billet, nostalgie des souffrances et des bonheurs, des découvertes et de la peur de l'avenir. Je m'y retrouve, parfois oui, parfois non. Chacun a son chemin mais les fossés s'y ressemblent beaucoup, comme les fleurs qui poussent au bord.
Mais que veut dire "G."? Excuse-moi si c'est indiscret.
Écrit par : calystee | 02 février 2009


Comme j'aime ce billet moi aussi. Et comme le fait de croire à ce complexe du homard (dont je découvre le nom en te lisant) m'aurait fait souffrir et perdre du temps inutilement. J'ai tellement voulu croire que j'allais changer. Je crois que je ne parviendrai jamais à accepter les années gâchées.
Écrit par : joss | 02 février 2009


Je n'ai jamais écrit de texte sur l'émergence de mon homosexualité parce que cette homosexualité n'a jamais représenté un heurt dans la construction de mon identité (et j'étais déjà suffisamment solitaire pour m'accommoder des humiliations). Quand je lis des témoignages comme le tien, j'échoue à m'identifier (ce qui ne veux pas dire que ton texte ne soit pas touchant, hein ! ^^)
Écrit par : Kab-Aod | 03 février 2009


> Calystee : c'est une bien gentille formule pour le pissenlit que j'étais... L'explication du "G." dans la troisième et dernière partie de cette réminiscence.
> Joss : je crois qu'on ne pouvait pas faire l'économie de ce par quoi nous sommes passés. Là où c'est désolant, c'est que ce drame personnel que certains se traînent parfois est soluble dans le regard d'un garçon plus audacieux que les autres, suffisamment en tout cas pour nous aider à passer le cap. Quoi qu'il en soit, c'est bien ton histoire de chaussures roses tellement emblématique (pas tant pour le choix de la couleur que pour les réactions des adultes) qui m'a incité à écrire ça. Mais tu t'en doutes certainement. J'ai aimé ton texte. Vraiment. Je l'ai trouvé bouleversant et il a fait remonter une certaine révolte.
> Kab-Aod : je suis fasciné par les homos qui n'ont aucunement souffert de cette étape difficile de la construction. Reste que les causes de ce chemin de traverse qu'empruntent d'autres, qui fait que la question de l'homosexualité passe parfois très rapidement au second plan, ne signalent pas nécessairement le simple et solide bonheur de l'enfance j'imagine.
Écrit par : christophe | 05 février 2009


Le 'bouc émissaire' des deux redoublants de cinquième.....
A chaque fois que je lis ce style d'histoire (un peu comme celle de la 'pochette rouge' de Joss) j'ai un vent de révolte qui se lève en moi. Même en sachant que, par la suite, Dolto, puis une certaine forme de sérénité ont pris la relève chez toi.
Je peux pas accepter. Je peux pas pardonner. Même si c'est inutile et stérile, rétrospectivement. Pour toi, pour moi, Pour tous les autres. Je ne peux pas.
Écrit par : Lancelot | 10 février 2009


> Lancelot : J'en suis exactement au même point que toi...
Écrit par : christophe | 16 février 2009


Je suis revenue avec le poison dans le crâne, mes yeux ne voyaient que la peur.
J'ai suspecté ma maison, j'ai pensé que mon amour m'avait trahie.
Les rêves : une maison pleine de terre, jusqu' à 2 mètres, et de bestioles, une maison-cercueil.
Je suis revenue, et il m'a fallu une semaine pour voir de mes yeux sans la peur.
Sur son torse, de légères gouttes de larmes ont permis de m'apaiser, je comprenais que la trahison venait de chez eux, de leur maison, et non pas de la mienne.
Je suis revenue, et j'ai fait le rêve du colt près de l'entrée de la maison.
L'homme m'a vu et a voulu se saisir du pistolet, je l'ai pris avant lui et j'ai tiré. J'ai tiré sans viser et il est mort.
Je suis revenue du Luxembourg où ils ont joué leur rôle de parents, j'ai parlé de R., je me suis endormie et me suis réveillée dans le vide. La trahison venait d'eux : comment aimer son enfant en faisant abstraction de ce qu'il est en tant que personne ?
Trahie par ceux qui m'ont fait.
J'ai cru que la trahison venait de chez moi (ma maison), j'ai suspecté tout autour de moi, j'ai défait l'amour, je l'ai refusé.
Ils ont détruit ma maison tant la leur est basée sur du pourri.
Je ne remettrait pas un pied dans la tombe de sitôt...
Écrit par : Yohanna | 24 février 2009

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