jeudi 17 avril 2008

Du statut des objets I

Quand j'étais petit, j'avais une véritable passion pour les 78 tours et les gramophones. Si un petit voisin venait goûter, je ne pouvais pas résister à l'envie de lui faire écouter L'Auberge du crépuscule, de Rina Ketty (plus jeune encore, et ne sachant pas lire, je disais « L'Auberge du clédicule » : Rina Ketty avait tout de même un sacré accent). Ça devait faire son effet à l'heure d'une Karen Cheryl triomphante ! J'écoutais toute une collection de 78 tours sur un tourne-disque des années soixante, lequel permettait également d'écouter les 16 tours. Les 16 tours constituaient à mes yeux la quintessence du mystère, de la quête. Inlassablement, j'interrogeais mon père tout-puissant et inlassablement, il me répétait la même chose : ils avaient certes été inventés, mais, ne rencontrant jamais le moindre succès commercial, ils avaient été rapidement abandonnés. Aussi était-il difficile de s'en procurer.

Parfois, mon voisin adulte m'emmenait chez son père qui, lui, avait un véritable gramophone avec un beau pavillon de cuivre et une aiguille soigneusement rangée dans sa boîte. Seul un véritable trésor de pirate (souvent cherché, jamais trouvé) aurait pu me plonger dans un ravissement comparable.

Ma tante étant une acharnée des broc', toute la petite famille s'y promenait volontiers le dimanche (les videz-votre-grenier n’existaient pas encore). Charge à mon père de partir en repérage afin de me faire passer loin des stands où trônaient trop visiblement des gramophones, de peur que je ne fasse du scandale pour qu’on en achète un.

Quand j’allais chez la grand-tante Suzette, je prenais parfois mon courage à deux mains pour m’aventurer dans le grenier. Il me fallait passer par un palier où trônait un petit lit soigneusement fait, au-dessus duquel étaient rangés, dans une petite étagère en bois, des livres qui avaient appartenu à un mystérieux enfant (je croyais être alors le seul de ma famille). Quelqu’un avait dû autrefois dormir dans le lit…

Il fallait ensuite emprunter un vieil escalier branlant dissimulé derrière une porte recouverte de papier peint (des médaillons représentant des scènes bucoliques très XVIIIe). Dans le grenier, éparpillés sur des tables ou à même le sol, semblaient dormir de leur sommeil millénaire une quantité de vieux postes radio. Je caresserais les coffres de bois, me couvrant la main d'une épaisse poussière, je faisais tourner les boutons pour que l’aiguille suive sur le cadran les destinations de mon imagination (l’Angleterre, le pays de Peter Pan et d’Alice, la Russie – ou plutôt l'URSS). J’allais d’un appareil à l’autre. Certains étaient intacts et paraissaient tout prêts à remarcher, d’autres gisaient éventrés.

Mais il suffisait que je voie la première patte d’une araignée pour que je prenne mes jambes à mon cou. Je dévalais l’escalier alors que ma grand-tante me criait des invitations à la prudence. La vie reprenait son cours : j’avais entraperçu une modalité du trésor et j’étais rasséréné : en divers points de mon univers, il y avait des objets étonnants à découvrir.

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