lundi 14 avril 2008

Du lieu où l'on a grandi

« Il ne faut jamais revenir 
aux temps cachés des souvenirs
du temps béni de son enfance. 
Car parmi tous les souvenirs, 
ceux de l’enfance sont les pires, 
ceux de l’enfance nous déchirent. »

Barbara, L’Enfance

Je suis parti un peu précipitamment de chez mes parents – ou plus exactement de chez ma mère – quelques semaines après mes 19 ans, pour me lancer dans l’aventure (amoureuse) d’une collocation évoquée il y a quelques jours.
Je crois avoir été privilégié étant enfant. Une vaste maison qui, sans être ancienne, n’était pas dénuée de charme, un très grand jardin que j’investissais de mes aventures, une rivière au bout du jardin qui fut tour à tour le lieu de réconfortantes promenades, d’angoissées méditations et de beuveries adolescentes. En avançant sur le chemin de hallage, on découvrait soudain derrière les hautes herbes la dépouille d’une péniche un peu cachée dans un bras mort de la rivière. D’année en année, elle s’enfonçait un peu plus.
Le jardin de mes parents fut plusieurs fois inondé au point que mes cousins et moi le redécouvrions assis dans une barque.
Non loin de chez mes parents, il y avait aussi une vaste forêt où l’on me traînait le dimanche et où l’institutrice nous emmenait pour les cours de sport.

La rivière et la forêt ont considérablement nourri mon imaginaire. L’eau tout particulièrement, parce qu’une partie de mes ancêtres étaient mariniers : certaines photos anciennes qui circulent encore dans la famille les montrent fiers, flanqués de terribles moustaches et juchés sur leur péniche.
Enfant, j’étais le dépositaire, en quelque sorte, de la mémoire familiale : parce que mes oreilles traînaient partout et captaient la moindre des légendes, la moindre – les pires, surtout les pires – des rumeurs. Mais aussi parce que l’arrière-grand-tante Suzette, que j’aimais énormément, aimait à me montrer ses photos, en sortait une, parfois, épouvantable, mais qui me gonflait à la fois d’importance et de curiosité malsaine, celle de sa sœur sur son lit de jeune morte au milieu des couronnes mortuaires alors que son père, assis sur une chaise droite, fixait l’objectif. Inlassablement, la tante Suzette me racontait la tragédie. Mais elle me parlait également de son enfance, de la petite fille pas sage qu’elle avait été et qui quitta l’école pour aller travailler sans avoir eu le temps d’apprendre la division. Toute jeune fille, elle vivait avec sa mère au rez-de-chaussée d’une maison de poupée, l’étage étant loué à une famille russe qui avait fui la révolution d’Octobre. Après la mort de sa mère, elle a vécu seule. Je sais d’elle qu’elle aima un temps un homme déjà marié, qui venait la voir de temps à autre dans une automobile noire.
Elle est morte il y a une quinzaine d’années. D’elle, il me reste une quantité de souvenirs (mes croissants trempés dans une Ricorée à la sortie de l’école, les amis imaginaires avec lesquels j’organisais un goûter de Petits Lu, la température incroyable – 28° - qui régnait chez elle, été comme hiver, la façon qu’elle avait de dire « j’y allons tantôt », ses baisers sonores sur mes joues, ses bouderies). D’elle, il me reste une quantité de souvenirs donc, et beaucoup de photos. Elle adorait se faire photographier dans de belles toilettes prêtées par le photographe et devant des décors soigneusement installés, seule ou avec ses copines d'usine.
Après le départ de mon père puis le mien, ma mère a conservé un temps la maison – je ne doute pas que cela lui fut pénible – puis la vendit. Quand j’y retournais encore, j’étais toujours la proie d’une espèce d’inquiétante étrangeté. Tout devait nécessairement m’être familier : les objets, leur secret agencement. Une multitude de souvenirs étaient attachés à chaque pièce, à chaque recoin d’un jardin qui avait toutefois rapetissé. Ma chambre d’enfant, celle de mon adolescence qui avait été celle de ma sœur autrefois. La chambre de mes parents où enfant, je dormais lorsque j’étais malade, le bureau de mon père, la chambre d’ami bleue et mystérieuse. Pourtant, très rapidement après mon départ, tout s’est détricoté. Dormir dans ma chambre m’angoissait terriblement : vidée mais pas complètement, elle ne conservait que les reliquats de l’enfance que j’avais renoncé à emporter.
Lorsque ma mère a vendu la maison, il s’en est trouvé pour le lui reprocher. À l’époque, je marquais la nécessaire distance par une sorte d’indifférence surjouée. Cette maison me manque mais je ne doute pas qu’il était devenu impossible pour ma mère d’y vivre et pour moi de m’y détendre.
Pareillement, retourner dans la petite ville qui m’a vu grandir me laisse toujours un peu perplexe car je constate qu’elle m’a complètement échappé : je m’y sens illégitime. Les visages ne me sont plus familiers. Certains commerces ont fermé. D’autres sont apparus. J’ai l’impression d’être un touriste moi-même.

Commentaires

parfois je ne sais pas quoi dire en commentaire, mais je tiens à laisser un trace. Pour dire ce billet m'a touché.
Écrit par : Joss | 15 avril 2008
 
J'écris beaucoup ces temps-ci. Je suppose que je finirai bien par ralentir. Quoi qu'il en soit, j'ai conscience que mes billets sont pour l'instant peu tournés vers l'extérieur, ils ne laissent pas beaucoup de place à l'autre. Ça changera ça aussi. En attendant, ta petite trace discrète m'a fait plaisir. Un carré de chocolat pour fêter ça ! (mince ! pas de chocolat !)
Écrit par : christophe | 15 avril 2008

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