Dans
la soirée, le docteur G., mon hématologue fait son entrée et vient me
confirmer ce que le cardiologue est déjà venu me dire en début
d’après-midi : les marqueurs un peu inquiétants trouvés dans mon sang
sont vraisemblablement sans conséquence. Le myélogramme n’a rien montré
et l’inscription en greffe peut donc être faite.
Ça
me fait plaisir de le voir et je ne peux pas m’empêcher de penser qu’il
éprouve peut-être un peu de culpabilité (culpabilité est un mot
impropre : ses sentiments doivent être beaucoup plus nuancés et
complexes, parasités sans doute par l'ancienneté de notre histoire),
parce qu’il doit estimer qu’on ne tire pas quelqu’un d’un lymphome pour
le retrouver sur le point d’être greffé dix ans après, et parce que
j’avais évoqué, il y a quelques mois, un éventuel suivi cardiaque et
qu’il était resté évasif sur sa nécessité – pour sa défense, peut-être
que dix ans est un délai particulièrement court.
Lorsque
j’évoque avec lui la piste de l’adriamycine, l'une des molécules reçues
en chimio à l'époque et souvent soupçonnée d'être cardiotoxique, je le
vois faire la moue. Selon lui, il s’agit du seul effet de la
radiothérapie. « Et tu sais, on avait initié un nouveau protocole visant
la suppression complète de la radiothérapie, mais on a dû l'interrompre
parce que les patients faisaient massivement des rechutes quelques mois
à peine après la fin du traitement. Pour l’instant, on ne peut pas se
passer de la radiothérapie pour certains stades. »
___
Quelle
chose étrange que d’attendre le cœur de l’autre, qui vit encore et qui,
au moment où j’écris, rit ou avale le verre de trop, alors que je suis
allongé sur mon lit, le masque de VNI sur le visage, prioritaire pendant
48 heures. Viendra-t-il ? Ne viendra-t-il pas, ce cœur qui remplacera
le mien, intime depuis trente-quatre ans, et pourtant devenu étranger,
malade et épuisé, qui semble même me rejeter dans mon entier, vouloir se
tirer de cette carcasse.
La nuit commence à tomber. Cela fait aujourd’hui quatre semaines que je suis ici.
Le
jeune cardiologue entre dans ma chambre vers 23 heures, alors que je
regarde la télévision, me forçant un peu à veiller à cause de la VNI,
s’approche tout près de moi et me dit, de sa voix posée et toujours
aussi basse, quelque chose comme : « Il est trop tôt pour en être
certain, mais nous vous avons peut-être trouvé un greffon. Il est encore
sur le corps. Il n'a pas encore été prélevé : nous devons faire des
tests avant, et vous refaire des prises de sang. Si c’est bon, on vous
descend au bloc vers 4 heures. »
Je
reste suspendu, sans bien savoir à quoi d'ailleurs. J’ai été inscrit
sur liste super urgente vendredi soir, mais je ne croyais guère à une
réussite la première fois – et je ne sais pas si je l’attendais
vraiment, comme si l’attente était alors un processus déjà bien trop
élaboré pour moi – malgré mes blagues de mauvais goût qui faisaient rire
les infirmières pas dupes (« Espérons qu’il va pleuvoir ce week-end »,
« Espérons que les platanes vont traverser la route sans regarder »,
« Vais-je me réveiller saoul de l’alcool baignant les tissus du mauvais
conducteur ? »…), même si l’alternative n’était plus que celle de
l’appareillage – mais je ne sais même pas si dans la cohorte des idées
comme figées dans ma tête, il y a de la place pour l’espoir (je ne dis
pas que je suis sans espoir). Juste une seconde qui ressemble à
une goutte d’eau dans laquelle je me love et qui ne tombe pas. Ou même
comme dans un tableau d’Hammershøi, la femme assise à sa table, dans son
petit intérieur nordique, les portes ouvertes des pièces en enfilade,
avec la fine poussière que l’on devine voltiger. Est-elle la mère du
donneur ou bien attend-elle aussi un greffon ?
Et une expression glaçante : « Le greffon n’a pas encore été prélevé ».
Les
infirmières débarquent pour me prélever une dizaine de tubes de sang
sur le cathéter fémoral. Il est bouché. Voilà, juste ce soir, il est
bouché et le purger ne fonctionne pas. Elles partent donc à la recherche
d’une veine qui acceptera d’être piquée : depuis le temps, elles ne
sont plus si nombreuses. La semaine précédente, trois infirmières se
sont relayées et ont tenté à sept reprises de me poser une perfusion. La
première claque immédiatement, la seconde s’avère finalement
introuvable sous l’aiguille qui fouille. J’essaie de détendre
l’atmosphère (« Je suis désolé : mes veines ont plus peur de l’aiguille
que moi »), mais je me prends tout de même à avoir peur – à ma façon,
irrationnelle : rater la greffe parce que nous n’aurons pas pu livrer à
temps mon sang au laboratoire… Voilà bien une absurdité qui complèterait
au fond merveilleusement le tableau. Finalement, une veine du bras
gauche décide de coopérer et lâche mon sang au compte-goutte :
l’infirmière n’ose plus bouger, me demande de faire de même : le moindre
choc peut la faire claquer, et c’est sa collègue qui change les tubes
lorsqu’au bout de longues secondes ils finissent par être remplis.
juste un gros bisou. juste terriblement touchée de lire ce journal, la façon dont tu exprimes cela. merci. je suis fort avec toi.
RépondreSupprimerÉcrit par : Juliette | 05 juin 2011
Je ne comprends pas tout, des termes m'échappent bien sûr, mais touchée, oui terriblement, par ta façon de dire tout cela. Bises.
Écrit par : laplume | 05 juin 2011
> Juliette et Laplume : C'est un exercice très étrange que de publier ces extraits à peine retouchés. Peut-être de l'ordre de l'indécence. J'essaie de ne pas trop y penser. Disons, que c'est peut-être pour moi une façon de donner un peu de sens à tout cela, alors que j'avance, pour citer Herbart "du coeur malade plein les mains". Merci pour les bisous.
Écrit par : christophe | 05 juin 2011
Familière solidarité des infirmières face aux capitaux veineux récalcitrants. Qui plus est quand "bilanter" ("piquer") devient une urgence. Familière, aussi, la voix angoissée du patient à travers le masque de la VNI, particulièrement quand le débit d'oxygène grimpe à dix litres. Le pouls, la soif, le bruit, le moment où l'on écarte un peu le masque pour mieux entendre. Tes commentateurs ne s'y trompent pas : c'est terrible et touchant, ça ramène aux trouilles de toujours, à la fragilité vitale, à ce qu'on réalise à cet instant alors que nous devrions le réaliser "de tout cœur" chaque seconde.
Parfois, la nuit, je prends une chaise et je m'assoie près du patient insomniaque dont les peurs n'ont d'interlocuteur que ce pli entre le mur d'en face et le plafond de la chambre ; et bien de ces patients "délirent" parce que le langage n'est plus assez compétent pour tout retranscrire.
Quand je lis ton journal, je n'oublie pas que tu le fais assis devant un clavier.
@Juliette : Désolé si l'un de mes précédents commentaires t'a concernée si vivement (cependant il faut bien le relire). J'ai l'âme rude et la fatigue facile pour des "raisons" que je tais (ce qui ne justifie rien). Faute d'être colérique ou haineux, j'utilise souvent la gaucherie.
Écrit par : Kab-Aod | 06 juin 2011
kab aod : pas de soucis, merci de ce mot et je comprends que mes réactions peuvent gêner quand on ne me connait pas. tu me connaitrais, tu comprendrais :-)
mon christophe, je ne te trouve pas indécent, non. je crois que quand vit une expérience comme la tienne on a besoin de la partager, la raconter. pour l'apprivoiser, prendre du recul. ton écriture n'a aucune indécence, tu parles de ce que tu ressens et vis. et ça nous fait du bien à nous, tes proches. je t'embrasse fort et continue. c'es très beau (je pense à jean-luc nancy et "l'intrus" si tu veux je te le prêterai plus tard). je t'embrasse très fort.
Écrit par : Juliette | 06 juin 2011
kab aod : je suis en quasi permanence sous 4 litres ou 6 litres d'oxygène. d'où je crois ce besoin d'être entendue et ma façon de mal gérer les commentaires que j'essaime, pour construire une coquille, un autre souffle. et je connais Christophe depuis bientôt 20 ans, alors je ne me gêne jamais ici, je me sens chez lui comme chez moi. il me comprend, on s'est toujours compris. bises et merci encore de ton petit mot.
RépondreSupprimerÉcrit par : Juliette | 06 juin 2011
Bonsoir, Christophe. Que dire que les autres n'ont déjà dit? Tu es un mec courageux et qui pratique l'auto-dérision dès qu'il le peut. Ça, ça n'a pas de prix. Et puis, l'écriture, ça aide aussi à tenir le coup, non? Je t'embrasse fort.
Écrit par : calystee | 06 juin 2011
Je suis épaté par cette façon que tu as de raconter les choses. C'est à la fois tellement étonnant, et tellement toi.
Pendant ces semaines, je t'ai vraiment imaginer pratiquer ce type de cynisme mordant avec les infirmières. En me disant que ce serait une bonne chose.
Écrit par : joss | 07 juin 2011
> Kab-Aod : Tu sais, toutes ces notes ont été écrites dans ma chambre d'hôpital, fenêtre dans le dos - pour la plupart entre chien et loup, la musique à mes oreilles - sur un carnet...
> Juliette : Témoignage, je ne sais pas.
> Calystee : Merci Calystee. Pour le courage, j'y reviendrai ! Je t'embrasse.
> Joss : Merci. C'est vrai que j'ai du mal à retranscrire tous les épisodes où j'ai rigolé avec le personnel hospitalier. Franchement, je crois qu'aux soins intensifs, j'étais un peu devenu leur mascotte !
Écrit par : christophe | 11 juin 2011