dimanche 19 juin 2011

Journal d'hospitalisation X : le courage ?

Alors que je suis encore dans l’unité des soins intensifs, et que plane déjà… la promesse ? la menace d’une greffe ?... Julietta me dit : « En tout cas, tu es drôlement courageux ». Pascale m’écrit sur une carte postale bretonne que je suis son nouveau héros, faisant par la même occasion choir, précise-t-elle, Russell Crowe du piédestal qu’elle lui réservait ! A., avec beaucoup d’emphase, me dit dans un courriel qu’il ne se sent plus de se plaindre avec tout ce que je traverse et le courage que je montre. Ce que ne fait pas le Philosophe qui, pour mon plus grand amusement, ne cesse d’évoquer ses douleurs au dos ou au bras, profitant de ce que je ne peux lui répondre, coincé derrière mon masque. Olivier, l’infirmier, qui me dit un jour : « Mais vous ne baissez jamais la garde ? Vous êtes toujours aussi cynique ? » et auquel je réponds que c’est à peu près tout ce qui me reste, Olivier me dit aussi un matin, ce qui me provoque un douloureux éclat de rire : « Vous savez ce qu’on dit dans le service ? Monsieur C., il en a dans le pantalon ! »
Je ne comprends pas exactement ce qu’ils saluent tous en parlant de courage – et je dis cela, il faut me croire, sans fausse modestie. Sans doute mon sang-froid, qui a le mérite de nous épargner de pénibles scènes, et mon ironie un peu grinçante qui résiste plutôt bien et alimente la sympathie du personnel soignant : je ne cesse de leur dire que je crains trop les brutalités hospitalières pour ne pas être un patient modèle.
Et d’ailleurs, je ne sais même pas s’il s’agit de sang-froid : ne faut-il pas y voir la simple expression de ce que je pourrais appeler, en termes choisis, « mon caractère contemplatif », et en nettement moins glorieux « ma passivité » ?

Parfois – et je tiens à le préciser : indépendamment de ce qui m’arrive depuis quelques semaines –, j’ai l’impression que mon âme a mille ans et d’en sentir la fatigue : que les choses glissent sur moi et advienne que pourra. Je me soumets à l’impermanence et mon regard erre dans un monde moléculaire : oui, tout cela se désagrège inexorablement, moi comme le reste, puis se recompose en autre chose – et avec quel reliquat de mémoire ?
Parfois, au contraire, je crois être une toute jeune âme, c’est-à-dire une âme particulièrement impréparée, avec de grands yeux et bouche-bée. C’est donc cela le monde ? Ils sont peu nombreux dans mon entourage à y avoir accès, car un simple regard un peu lourd s’y fiche douloureusement. Et cette jeune âme qui vieillit – et qui vieillit mal – s’abandonne volontiers à la nostalgie de mes âges d’or que je vois rester à quai tandis que je m’éloigne. La petite enfance notamment, l’âge de l’innocence (je sais que je la débarrasse de ses boues – j’y parviens) : les odeurs, l’herbe dans mon dos, la langue du chien sur mes joues, les jeux dans le jardin, solitaire dans mon monde, seul humain parmi les créatures fantastiques, le petit peuple des légendes. (Quelle richesse pour l’imaginaire, je crois, d’avoir grandi au pied d’une rivière et non loin d’une grande forêt.)

Le courage ? Ne s’agit-il pas de celui des proches ? Il en faut pour ne pas prendre ses jambes à son cou. Par-devers le malade, selon moi, il n’y a guère le choix qu’entre la soumission (au corps médical, lequel parfois vous porte, au sens presque winnicottien du terme) et la fuite.
Ma fuite – qui reste de l’ordre de l’envisagé – ne saurait être que physique, géographique : il est impossible que je sois dans le simple évitement et que je reste chez moi à ruminer l’injustice de mon sort, à regarder le plafond se rapprocher de mon visage. Il faudrait au contraire que j’avance, à pied si je le peux, en voiture, en train – et vers la mer. Et que je continue encore et encore. Le cheminement inverse, en somme, de ceux qui perdent la mémoire et s’enfuient des institutions pour errer sur des routes qu’ils croient mener chez eux : quitter les limbes ? Moi, au contraire, avec mon trop de mémoire, y retourner : c’est la vieille âme qui renonce définitivement et la jeune âme trop craintive qui se retrouvent. N’importe quoi, en fait, pour ne pas être un cadavre : pas de cadavre sans vivants pour le manipuler, juste un corps disparu. J’évoquais avec Julietta, après la greffe, l’horreur absolue que représente pour moi l’idée de mon cadavre manipulé par les vivants, idée encore renforcée depuis la mort de J.-P., vu par deux fois derrière une vitre à l’Institut médico-légal de Paris.

À la clinique où je fais ma rééducation à l’effort, se trouve un monsieur, originaire du Bénin je crois, greffé lui aussi, mais qui semble avoir eu beaucoup de difficultés à remonter la pente. Pour en avoir un peu parlé avec lui, j’ai compris qu’il souffrait de solitude, et qu’il présentait des traits dépressifs. Prudemment (souvenirs de mes cours d’ethnopsychologie), je lui dis que c’est une expérience que je trouve très violente et qu’il a à la vivre seul ou à peu près, loin de sa famille, mais qu’il peut – je marche vraiment sur des œufs – se faire aider, soit en partageant son expérience dans un groupe de parole, soit en se faisant prescrire des médicaments. « On n’a pas tout cela, nous ». Fin de non-recevoir, mouchetée tout de même, comme malgré lui, d’une émouvante ambiguïté, puisqu’il ajoute : « C’est en France que j’ai découvert la dépression. »
Il y a quelque chose de très touchant chez ce monsieur, une distance là encore entre ce que l’on appelle si vilainement l’instinct de survie et, dans son cas, la difficulté à héberger le cœur de quelqu’un d’autre. Chacun, avec son histoire et sa culture, essaie sans doute à un moment ou à un autre de démêler les sentiments contradictoires qui naissent de cette expérience et qui, dans son cas, semblent s’être longtemps cristallisés autour de la peur panique : « J’avais tellement peur de l’opération que j’ai laissé passer le premier greffon. L’hôpital a appelé chez moi. Je n’ai pas répondu. Je ne les ai pas rappelés. Je n’ai pas filé à l’hôpital. » Plus tard, un ambulancier, qui le connaît un peu, me confiera que les premiers mois qui ont suivi la greffe, il faisait n’importe quoi, ne prenait pas ses médicaments anti-rejets, s’arcboutant contre ce qu’exigeait cette nouvelle vie. Ça me fait penser aux mères infanticides.
Car il y a les histoires édifiantes, les familles qui offrent les organes en croyant le faire à des héros à jamais redevables, l’épopée de la chirurgie, les Mystères et les exempla, l’héroïsme des pionniers et le courage supposé des patients. Et puis, il y a la réalité, ou plutôt l’intimité : les aménagements que l’on tente tous de faire pour rendre les choses tolérables, reprendre illusoirement un peu de contrôle sur les choses, les écarts aux règles ou à la raison que se racontent les patients dès qu’ils sont laissés seuls entre eux.
Sandrine, revenue d’un colloque portant sur l’éthique et l’avenir du diagnostic génétique prédictif, m’explique qu’en introduction, un chirurgien des greffes cardiaques a rappelé que son métier consistait à soigner des cardiaques et non à créer des héros : il n’avait pas pour mission de fabriquer de meilleures personnes ou des individus invités à se dépasser.

Du courage ? Il aurait fallu voir ma tête, il y a une dizaine de jours, dans le taxi qui me ramenait chez moi, à presque minuit, lorsque je me suis rendu compte qu’emporté par l’enthousiasme d’une conversation, j’avais bien pris à 20 heures mon Néoral, mais que j’avais complètement oublié le Cellcept. Je commençais déjà à imaginer, comme un enfant l’aurait fait, je ne sais quel mensonge à raconter à l’hôpital pour me dédouaner un peu (« le médicament est tombé dans le caniveau »).
Après avoir lu la notice (« Si vous oubliez de prendre votre médicament à n’importe quel moment, prenez-le dès que vous vous en rappelez et par la suite continuez à le prendre comme d’habitude »), je l’ai avalé, et le lendemain, jour d’examens à la Pitié, j’ai avoué l’avoir oublié pendant presque quatre heures, à une infirmière qui a haussé les épaules et m’a dit : « Oui, ça arrive… ».

1 commentaire:



  1. Merci à toi pour ce texte en particulier (et les autres du journal, mais celui-ci encore plus) qui m'aide à comprendre, rien qu'un peu sans doute, bien des aspects de l'après-greffe.
    Je me suis rendue compte, mais je n'avais pas osé le mentionner, qu'au moment même où je découvrais les raisons de ton absence de blog, j'était en train de traduire une nouvelle sur ce sujet. Étranges rencontres.
    Et très émue aussi de revoir ce très cher pays.

    Écrit par : laplume | 19 juin 2011
    Répondre à ce commentaire

    juste une grosse bise.

    Écrit par : Juliette | 19 juin 2011
    Répondre à ce commentaire

    "j'ai découvert la dépression en France" ma mère pourrait dire ça, quoiqu'elle ne connait pas la dépression, mais elle dit : "la dépression, c'est pour les pays riches", "ailleurs on n'a pas le temps de déprimer", je dirai : "ailleurs les dépressifs ne survivent pas." Comme elle me dit : "tu n'aurais pas vécu si tu étais née en Afrique". Parfois je me demande si on a bien fait de me faire vivre quand les médecins avaient dit à ma naissance qu'on pouvait me laisser mourir à l'hôpital. Mais j'étais la première enfant, mon père avait les moyens, ma mère préférait que je meure dans ses bras. Je ne suis pas morte. Est-ce du courage de s'accrocher ainsi à la vie et aux bras de ma mère ? j'ai l'impression de la dévorer. En Afrique je n'aurai tout simplement pas vécu.

    Écrit par : Juliette | 20 juin 2011
    Répondre à ce commentaire

    > Laplume : Mais je t'en prie. :-) C'est peut-être très arrogant de ma part - parce qu'après tout, cette expérience que je crois unique parce que la mienne est-elle peut-être très similaire à celle d'autres greffés... je ne sais pas - mais j'évite encore ce "nous". Dit autrement : je ne veux engager la parole de personne d'autre. Toutefois, je ne doute pas que certains mécanismes de résistance se retrouvent avec plus ou moins de violence chez chacun.
    Et pour le sud-ouest... oui...

    > Juliette : Oui, c'est très désagréablement étrange de se dire qu'en beaucoup d'endroits du monde, on n'aurait pas survécu. C'est très violent, et c'est une honte que j'ai beaucoup de mal à dépasser.

    Écrit par : christophe | 20 juin 2011
    Répondre à ce commentaire

    Christophe, merci. Tu sauras bien deviner pourquoi.

    Écrit par : calystee | 21 juin 2011
    Répondre à ce commentaire

    > Calystee : Oui, je crois.

    Écrit par : christophe | 23 juin 2011
    Répondre à ce commentaire

    "j 'ai découvert la dépression en France "...c'est étrange comme pensée et en même temps, c'est celle de beaucoup de personnes venant de pays pauvres....comme juliette, c'est aussi une phrase que pas mal de membres de ma famille pourraient prononcer.

    Et mon ressenti est bancal...j'y adhère partiellement...

    Écrit par : Fayçal | 26 juin 2011
    Répondre à ce commentaire

    > Fayçal : A quoi bon redire ici tout ce que je t'ai dit de vive voix avant-hier (j'ai une flemme moi !) - et avec tant de talent en plus ! :-)
    Juste, histoire de ramener ma fraise, redire que l'on peut se poser la question de la présence du fou, du déviant, du handicapé, du "souffrant" dans chaque société, présence qui en dit long sur l'acceptation collective, sur la honte familiale, que sais-je encore...

    Écrit par : christophe | 02 juillet 2011

    RépondreSupprimer