dimanche 15 février 2009

De l'invisibilité

J’attendais mon tour à la boulangerie. Devant moi, une femme réajustait son poupon dans la poussette, couvée par le sourire bienveillant de la jeune vendeuse. Au bout de vingt secondes, cette dernière a levé la tête, m’a regardé avec connivence et m’a dit : « Excusez-moi, je ne vous avais même pas vu ». Malgré une journée éprouvante, je ne me suis pas senti le courage de ne pas lui rendre son sourire et j’ai dit : « Ce n’est pas grave ».
Alors, bien sûr, les bébés font souvent cet effet-là, captant sans effort l’attention. Et d’ailleurs, j’ai cru percevoir une légère odeur d’ovulation spontanée s’élever dans la pièce, masquant peu à peu celle du pain tout juste apporté des fourneaux.
Si l’homme invisible existait, il serait aveugle : pour avoir ce don, il faudrait pouvoir ne pas opposer de résistance aux photons, lesquels le traverseraient sans effort et, donc, ne pourraient frapper sa rétine. CQFD. Dévoyant les lois de la physique, je me suis parfois demandé si, réciproquement, être myope ne rendrait pas transparent aux regards d’autrui. Errer dans la rue sans parvenir à accrocher le regard de qui que ce soit. Essayer peut être un exercice très amusant : marcher dans l’effacement.
Je crois que le langage porte les traces de ce phénomène. Ne dit-on pas « croiser un regard » ? Comme si les regards lancés un peu au hasard, loin de se faire nécessairement parfaitement face, se croisaient en une triangulation, quelque part dans l’espace si vaste de deux corps éloignés. En étant myope, en ne me corrigeant pas toujours, je me disais que, de fait, j’étais toujours dans un au-delà ou un en deçà du regard de l’autre, son regard ne rencontrant possiblement jamais le mien. L’invisibilité sans doute vient de là : ne pas croiser le regard, ne pas pouvoir.

Si je donne rendez-vous à quelqu’un dans une foule, il est fort à parier que je passerai inaperçu. Ce sera à moi de me manifester, d’aller à la recherche de regards saltatoires qui, littéralement, me contournent. Comme si je déviais la lumière. Je porte à présent mes lunettes à peu près constamment. Sauf qu’il y a sans doute quelque chose dans mon regard qui ne fonctionne pas complètement, sauf que, peut-être, mon œil ou l’étendue de mon être ne réfractent pas complètement, ou pas correctement, la lumière.
Mais pour être honnête, mon regard est lui-même souvent dans l’évitement (le souvenir fonctionnel du temps où j’étais myope peut-être), ce qu’on prend généralement pour de la distraction : je suis une fois monté dans la mauvaise voiture, croyant m’installer dans celle de G., m’étonnant qu’il ne me réponde pas ; je suis passé entre G. et Jean-Philippe (qui m’attendaient à la sortie d’un bureau de tabac) sans même les voir. Et je me rends compte que, lorsque dans les manifestations je regarde la foule, me demandant vaguement si je vais retrouver une connaissance, je vois plus que je ne regarde, comme si seule comptait mon attitude : ne me regardez pas, je ne vous verrai pas ; laissez-moi voir sans regarder.


Commentaires

Ce que j'aime dans cette note, c'est qu'elle oscille sans cesse entre satisfaction et déception, plaisir et frustration d'être invisible. Au fond, la morale ne serait-elle pas : on est vu SI l'on veut bien s'en donner les moyens. Le regard, notre regard propre, celui que nous guidons, lançons, dirigeons, nous raffermit dans notre être, et le fait d'être nous projette, à l'extérieur, vers les autres, bien sûr, mais aussi, dans notre regard personnel. Incessant mouvement de feed-back. Bien sûr, le contraire est vrai : moins on cherche à voir, moins l'on existe, apparemment. (ex-ister, se jeter hors de soi).
Je me suis posé un peu les mêmes questions que toi, ayant été confronté aux mêmes problèmes : myopie bien sûr, mais surtout étourderie (je préfère le terme anglais de "absent - mindedness" qui n'a pas d'équivalent satisfaisant en français, que je sache). Je passe à côté de connaissances intimes sans les voir, et on se vexe parce qu'on croit que j'ignore. C'est terriblement handicapant. Mais je considère plutôt ça chez moi comme une tare congénitale, et non pas comme une tendance à l'invisibilité.
Beucoup plus douloureux selon moi : parler sans être entendu. Je connais aussi (et PAS en tant que prof). Affreux. Affreux.
Écrit par : Lancelot | 16 février 2009


Ta dernière phrase me rappelle un reportage (ou un film ?) qui évoquait comment les pratiquants du kung-fu espéraient atteindre une vision globale de leur(s) adversaire(s) et de leur environnement, et non une vision précise détail par détail, ce qui permettrait de mieux anticiper (ou de mieux appréhender) les intentions d'autrui et les possibilités qu'offre l'espace de combat. D'où leur regard en apparence un peu vague à cet instant, signe d'une grande concentration, et d'où probablement aussi leur passion pour les héros aveugles trop forts :)
Écrit par : Kab-Aod | 18 février 2009


> Kab-Aod : malheureusement, Petit Scarabée, j'ai un début d'otite ! Autant te dire que je ne peux guère compter ces temps-ci sur l'ouïe pour pouvoir me battre à peu près correctement. J'espère ne pas faire de mauvaises rencontres.
> Lancelot : c'est un mécanisme récurrent chez moi que de vouloir faire passer une tare pour un aspect revendiqué de ma personnalité ! Ça n'aide pas à voir clair en soi, mais ça permet de patienter et de préserver l'égo en attendant des jours meilleurs ! ;-) Reste que cette note ne cherchait pas à exposer une "difficulté d'être" : je m'accommode plutôt bien de tout ça au fond (affirmation à mettre en rapport avec ma première phrase de ma réponse ?)
Écrit par : christophe | 18 février 2009    

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