jeudi 24 janvier 2013

L'héritage (idées en vrac)

Il y a quelques mois de cela, Calyste questionnait les traits de caractère reçus en héritage de nos parents – presque à notre personnalité « défendante ». En le lisant alors, je n’ai pas pu m’empêcher de me demander ce qu’il restait de la personnalité de mon enfance. D’ailleurs, quelle était-elle ? Quels en étaient les traits ? Étais-je vraiment timide, solitaire, mauvais joueur, colérique, curieux, vif, supposé gentil ? Étais-je vraiment cela ou ne le suis-je finalement que dans mes souvenirs ? (et, dès lors, uniquement parce que ces aspects me conviennent !) Presque pire encore : ne l’étais-je en réalité que dans le regard des adultes qui m’entouraient ? (la question sous-jacente est celle-ci : dans quelle mesure votre entourage enkyste-t-il certains aspects naissants de votre caractère ?)

S’entendre dire que l’on ressemble à tel ou tel de nos parents peut être très dérangeant, ce d’autant que la perception que l’on a de notre personnalité n’est pas nécessairement partagée. On croit être opiniâtre et l’on se révèle, dans le regard d’autrui, têtu comme son père. On s’imagine fantasque et l’on se découvre inconstant « comme l’était votre mère ». Tout aussi dérangeante est l’idée que les personnalités puissent éventuellement se contaminer – ne serait-ce même que par réaction : certains traits que l’on croyait mineurs se trouvent finalement renforcés en présence de nos amis.

Il faut dire que nous tenons à notre personnalité, supposée une et indivisible, comme à la prunelle de nos yeux : elle est en quelque sorte notre essence, elle nous contient tout entier. Pour un peu, on la penserait même donnée d’emblée. Et même si on ne peut prétendre la vendre, elle, il faut bien admettre qu’elle tient parfois lieu d'âme.

Comment cet héritage venu des parents, venu de généalogies lointaines qui perdent leurs branches dans les cimetières abandonnés, nourrirait-il notre personnalité ? Par génétique ? (et allez !) Par imitation ? Par opposition ? Comment s’opère le tri de cet héritage ? Pèse-t-il d’ailleurs différemment selon nos âges, à l’instar des traits de notre physionomie qui nous font ressembler davantage à l’un ou l’autre de nos parents au cours de notre vie ? D’ailleurs, la personnalité change-t-elle profondément avec le temps ? Vieillit-elle comme le corps ? S’use-t-elle ? Ne s’agit-il pas d’une évolution de nos modalités d’interactions avec autrui ? Par exemple, gagnons-nous en filtres (et en prudence) ce que nous perdons en spontanéité ? Après tout, on peut aussi supposer que ce que l’on juge important d’affirmer de soi à vingt ans ne l’est plus nécessairement à trente ou à quarante…

Peut-on se réformer, c’est-à-dire infléchir quelques aspects de notre personnalité ? Certains l’aimeraient, à force de contraintes, voire en se jetant à toutes forces à l’opposée de travers supposés – de façon consciente ou non (la formation réactionnelle par exemple). Certains, au contraire s’accommodent parfaitement de la situation, voire revendiquent leur infaillible unité : « Ch’uis comme ça, moi ! », s’illusionnant sans doute en refusant en bloc la part de soi qui s’élabore en autrui – tandis que d’autres s’y abandonnent au contraire absolument.



Pendant des années, la personnalité de ma mère (nous y voilà !) a pesé sur moi comme la menace d’un héritage abominable, le repoussoir absolu – ce d’autant que je croyais deviner en moi, comme à l’état larvaire, certains de ses travers. Ses qualités sont pourtant importantes : elle est généreuse, serviable, sensible, disponible, pas rancunière. Mais ses défauts sont unanimement jugés terribles par son entourage : elle est colérique, blessante, violente, instable, entêtée au-delà de toute raison. Et elle est comme certains enfants qui préfèrent détruire les choses plutôt que de les voir leur échapper : le saccage est chez elle un réflexe qui lui a joué de méchants tours, mais auquel elle s’abandonne, parce qu’elle ne sait pas faire autrement lorsqu’elle se sent menacée.

Pendant très longtemps, l’image que j’avais d’elle, au prétexte que ma mère pesait sur ma vie de tout son poids, s’élaborait en un assemblage hirsute de défauts, comme si je passais son caractère au travers d’un injuste prisme qui ne concentrait que ses travers tandis que ses qualités allaient se perdre.

Un peu avant Noël, à l'occasion d'un déjeuner en compagnie de mon père, de ma sœur et de ma nièce, ces deux dernières se sont renvoyé à la figure, sur le ton de la boutade, cette menace d'une ressemblance avec ma mère – notre mère. C’était dans les rires, mais ça sonnait tout de même comme une malédiction. Tout cela devant mon père qui l'a quittée, il y a une quinzaine d'années. J'ai ressenti de la peine, parce qu'il me semblait qu'au-delà de l'héritage (très légitimement) redouté comme le sont les mauvais gènes, c'était toute la personne qui était rejetée. Pendant une fraction de seconde, j’ai pensé qu’elle ne méritait tout de même pas cela, car même si elle n’a jamais tiré le moindre enseignement de ce qui lui arrive, elle a été punie plus qu’à son tour.

Depuis quelques mois, et bien qu’elle ne m’épargne guère plus qu’auparavant, mon regard a changé. Elle est incontrôlable, c’est vrai. Elle peut dire des monstruosités qu’elle regrette presque instantanément. Elle broierait sans doute nos sentiments à l’occasion si elle le pouvait. Mais j’ai mesuré à quel point notre famille, en tant que structure et en tant que somme d’individualités, pouvait se jouer d’elle : ils sont quelques-uns à parfaitement savoir sur quel bouton appuyer pour lancer le compte à rebours… Ma mère est comme une faille – au sens de la tectonique des plaques.

Je comprends un peu mieux en quoi ses réactions, pour incroyablement excessives, ne sont pas toujours irrationnelles. Ses rouages m’apparaissent enfin pour ce qu’ils sont, c’est-à-dire étroitement intriqués avec ceux de chacun des membres de la famille, et de la famille en tant que divinité qui ne veut pas que du bien à chacun de ses membres...

Je suis moins intransigeant. Je cède moins à la colère. Si elle me blesse, j’essaie de résister à la tentation de la blesser à mon tour. Surtout, dans les conflits qui traversent notre famille, je ne hurle plus avec la meute. Cette prise de conscience pourrait marquer un progrès. Un apaisement. Mais, si certaines de ses réflexions secouent la boîte à rire logée au creux de mon cynisme, si elles ne me blessent pas sur un plan strictement intellectuel, elles me rappellent, elles alimentent même, les dégâts déjà faits.

Ce n’est pas normal à vingt ans d’être poursuivi par sa mère armée d’une barre de fer, parce que je tente d’appeler les urgences psychiatriques. Ce n’est pas normal qu’elle ne s’en souvienne pas. Ce n’est pas normal de se demander qui, des pompiers ou des flics, la trouveront en premier. Ce n’est pas normal d’avoir envie de s’enfuir – quoi qu’il arrive. Quoi qu’il lui arrive. Et le faire. Ce n’est pas normal de lui taire mon Hodgkin pour épargner à la famille ses réactions.

En définitive, le seul progrès, c’est que j’ai définitivement renoncé à l’idée d’une famille qui fonctionnerait un tant soit peu. Mes visites se réduisent aux anniversaires et aux fêtes carillonnées obligatoires. Je nous regarde nous agiter. Je repère nos petits machiavélismes, nos dons et contre-dons. Je le fais pour comprendre. Je le fais, parce que c’est peut-être le seul moyen que j’ai trouvé pour lutter efficacement contre ce qu’il y a de terrible d’eux en moi.

6 commentaires:

  1. Fort bien analysé, fort bien retranscrit. Bravo. On est tenté de retranscrire ça dans sa propre vie, sa propre famille, mais j'y renonce. Parce que la situation est sans doute plus simple ou n'obéit pas tout à fait aux mêmes "lois".

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    1. Merci. Ce texte m'a donné beaucoup de mal. Il a résisté. A 4:58 (bon sang !), il est normal de manquer de courage pour retranscrire ! Et tu as raison, chacune élabore ses lois qui se reproduisent, de génération en génération, avec de nouveaux amendements et quelques abrogations...

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  2. avec tous ces constats tu vas finir par devenir un vrai grand !

    ça fait un peu peur de se poser certaines de ces questions... (je sens bien que le petit réac qui sommeille en moi scrute le monde avec le regard dur de ma mère)

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    1. Un grand quoi ? Un grand garçon ? Un grand con ? - pourquoi choisir, me diras-tu.
      Qu'est-ce qui te fait le plus peur ? Les questions ou ton héritage ?

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  3. l'héritage, assurément. Reconnaître en soi des postures ou des attitudes dont on a pu se gausser. Et réaliser qu'on a parfois tendance à reproduire les mêmes schémas, pour les mêmes résultats.

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