dimanche 22 février 2009

Des vieilles photos

Ma grand-mère m'a dit à plusieurs reprises qu'elle avait l'intention de détruire les vieilles photos de famille (du moins celles antérieures à la Seconde Guerre mondiale) qui sont en sa possession (de nos ancêtres mariniers notamment, de mon arrière-grand-tante Suzette qui adorait se faire immortaliser dans tous les costumes mis à sa disposition chez le photographe). « Je n'ai pas envie qu'elles se retrouvent un jour sur une brocante ». 1han3.jpgElle pense à ces photos couleur sépia de couples (debout, dans son costume noir, monsieur pose la main sur l'épaule de son épouse) ou d'enfants dans leurs aubes, les yeux au ciel, parfois agenouillés dans une attitude de recueillement. Tous morts à présent et exhibés dans de jolis cadres ovales. Moi qui suis le dépositaire de la mémoire familiale et qui peux nommer beaucoup de ces hommes et de ces femmes, ceux-là qui dorment dans la paix de boîtes à chaussures, boîtes glissées sous les piles de vieux draps dans l'armoire de ma grand-mère, je me désespère tout comme elle à retrouver chez des vendeurs ces vieux portraits de famille. À qui les regards sont-ils adressés ? Par delà le temps et la mort, à qui sont destinées ces mines graves ? Ces portraits ont-ils été volés ? ont-ils été vendus par un descendant indélicat ? Ces traits à peine souriants sont-ils encore familiers à quelqu'un quelque part ? Certaines vieilles personnes seules, dont on ne connaît pas le nom, qui sont nos voisins et que l'on croise dans les escaliers ou chez la boulangère, dont on ne sait rien, dont personne ne sait plus rien, voient parfois leur existence s'éteindre avant même leur vie : ils sont dans l'anonymat de la mort avant même d'être au tombeau. On cesse un jour de les croiser. Mais le plus souvent, on survit partiellement à sa mort : dans la mémoire des descendants, des fratries et des amis ; même déformés, altérés, parfois enjolivés, les traits demeurent. Pour autant, l'existence demeure précaire, ne dure qu'un temps, s'éteint à son tour lorsque plus personne n'est capable de vous reconnaître sur les photos ou que vous n'appartenez plus à aucun souvenir ; à moins bien sûr que l'on ne se soit illustré de son vivant, que les enfants ânonnent votre nom à l'heure des devoirs. Mais alors même, force est de constater que les grandes figures s'allégorisent, perdent de leur réalité, ne sont plus associées qu'à des batailles ou à des inventions, leurs existences prétendent être des vies, illusoirement protégées par le travail consciencieux de biographes ou de témoins. Mais tout cela sonne faux : comment peut-on prétendre redonner de la cohérence à une vie, lui rendre sa richesse et son intimité lors qu'on ne dispose que de matériaux factuels permettant d'étayer son existence. Il en est des portraits de famille sur les tréteaux des brocanteurs comme des objets : ils n'ont aucun sens, errent dans l'orphelinat du monde, passent de main en main, et ne font plus sens qu'intégrés à un décor, à une ambiance (au sens que lui donne Baudrillard) qui organise et structure, illustre et défend, la position sociale que le possédant entend tenir. Que nous apprend la mise en vente de la collection particulière d'Yves Saint-Laurent et de Pierre Bergé ? Il y a peut-être la douleur du survivant ; dans l'absence d'YSL lui-même au décor, l'ensemble perd de sa cohérence, se désharmonise, pire, ne fait que souligner l'absence. Mais cet évènement hautement médiatisé signifie également que le possible attachement aux œuvres d'art, la beauté qui stimule l'œil, l'épisode parfois rocambolesque de leur acquisition, tout cela ne suffit pas à assurer leur co-existence. Il leur faudra à présent passer à d'autres lieux, intégrer un autre décor au sein duquel on prétendra qu'ils prennent un sens tout à fait particulier alors qu'au fond, ils n'auront d'objectif réel que de signaler tout à la fois la richesse et le bon goût de l'acheteur. Leur essence aura été dévoyée : les artistes qui offraient au monde leurs œuvres, célébrant tout à la fois la puissance du mécène (car jusqu'au XIXe siècle, l'objet d'art était toujours une commande), mais aussi l'étrangeté de la nature ou la puissance du divin, n'imaginaient sans doute pas que leur tableau, que leur statuette auraient un jour à s'intégrer à une collection disparate. Le sorcier africain ou d'Océanie qui chargeait de puissance occulte le masque ou le totem aurait quant à lui tout lieu de s'étonner de l'usage fait, en Occident, de l'objet magique. Les artistes religieux de l'Asie ou de l'Égypte, enfin, n'imaginaient pas que leurs façades seraient découpées ou débitées, voyageraient dans des valises diplomatiques pour perdre et leur cohésion et leur pouvoir. -- La photo vient du site http://daguerre.org/gallery/hannavy/1han3.html

1 commentaire:

  1. Tu as parlé photos, je t'ai lu, j'ai cherché des photos dans mes archives et je suis tombé sur autre chose: c'est donc grâce à toi que j'ai écrit mon billet de ce soir. Merci, Christophe.
    Écrit par : calystee | 23 février 2009
    Répondre à ce commentaire
    Ce qui court entre les lignes de ton billet (enfin, ce que moi j'y perçois) c'est qu'une fois créés, les objets ont une vie qui leur est propre. C'est vrai aussi des photos que l'on a prises. Au départ, Photos et objets (d'art, ou autre) n'ont d'existence qu'en lien avec leur modèle, leur créateur. Puis, ils peuvent passer dans les mains de propriétaire divers, chacun leur conférant une 'nuance' nouvelle (même si leur aspect ne change pas). J'ai presque envie de parler d' "expérience". Il est bien évident que les statuettes vaudou, ou les masques funéraires, n'ont plus la même valeur (subjective) après avoir séjourné dans un salon occidental, ou derrière la vitrine d'un musée.

    Mais moi, j'aime à croire que leur passé reste gravé en eux, quoiqu'il advienne par la suite. Si un objet est magique, il le reste (c'est logique, non ?). Même si sa magie reste enfoie, muette sous les strates des années. Quant aux photos des inconnus exposées chez des vendeurs, elles me fascinent toujours, parce que justement, le paradoxe du lin perdu entre ces clichés anonymes et ces personnes qui ont réellement existé, quelque part me fascine.
    Écrit par : Lancelot | 25 février 2009
    Répondre à ce commentaire
    J'ai un oncle, dans le Cotentin, qui collectionne les daguerréotypes ainsi que tous les appareils de l'histoire de la photographie. Il en parle avec beaucoup d'émotion, si bien que je me suis senti troublé par ces fantômes anonymes conservés dans des boites.
    Pour ma part, je ne tiens plus d'album photos depuis que notre vieil appareil à rendu l'âme (rupture de prisme). Et souvent je regrette d'avoir cessé d'illustrer notre histoire (nos albums, à Pêr et moi, racontent essentiellement la vie de notre couple). J'utilise depuis le numérique et donc entasse quelques clichés sur mon PC, mais le charme n'y est pas. Tout comme le moelleux du son d'un disque vinyle a disparu avec le support CD, je ne retrouve plus à l'impression des pixels la profondeur de l'argentique.
    Écrit par : Kab-Aod | 25 février 2009

    RépondreSupprimer